Résumé : À l’ère actuelle, dominée par le paradigme de la mondialisation et de l’intégration régionale, les politiques en matière d’infrastructures de transports en Afrique subsaharienne sont centrées sur le développement des corridors transfrontaliers des transports. L’image d’une Afrique branchée sur les flux commerciaux internationaux est parfois considérée comme une condition nécessaire, voire suffisante, au développement économique des pays de ce continent. Pourtant, le simplisme d’une causalité automatique et positive entre projets de transport et développement économique (effets structurants des transports) a été critiqué dans divers milieux académiques, soulignant les effets potentiellement négatifs sur les économies locales qui peuvent résulter de tels projets. Néanmoins, la littérature scientifique critique sur ce sujet s’est largement limitée aux pays dits développés. Or, la question des effets économiques des transports ne se pose a priori pas de la même façon dans un espace suffisamment doté en infrastructures que dans un autre qui en est moins doté. Ainsi, cette thèse de doctorat étend ce débat scientifique à la région de Grands Lacs africains, autour de récents projets de modernisation de routes transfrontalières entre la R.D. Congo, le Rwanda et le Burundi. Elle analyse comment ces projets produisent des effets différenciés selon ces trois pays, selon les filières de production locales des espaces desservis et selon les groupes sociaux. Pour ce faire, elle a mobilisé une approche exploratoire qualitative, mise en œuvre empiriquement à travers l'ethnographie économique et l’étude des cas. Les cas d’études retenus sont composés, d’une part, des espaces économiques structurés autour des trois axes routiers transfrontaliers que sont : « Bukavu – Kavumu, en R.D. Congo », « Kamembe – Bugarama/Ruhwa, au Rwanda » et « Bujumbura – Cibitoke, au Burundi ». D’autre part, cette thèse s’est focalisée sur quatre filières de production locales, à savoir : le manioc (en R.D. Congo et au Rwanda), le café (dans les trois pays), les pierres de construction (uniquement en R.D. Congo) et le riz (uniquement au Burundi). Les informations analysées ont été collectées auprès de groupes d’acteurs opérant à différents maillons des chaînes de valeur de ces filières, et cela, après plusieurs semaines sur chacun de terrains considérés dans ces trois pays de la CEPGL.Cinq faits saillants ressortent comme principaux résultats. Premièrement, les effets économiques associés aux routes transfrontalières modernisées sont différenciés de part et d’autre des frontières. Les territoires/pays gagnants sont ceux disposant des conditions de compétitivité internes nécessaires à l’extension de la zone d’achalandise de leurs produits au-delà des frontières nationales. Deuxièmement, un même projet routier peut avoir des effets différenciés selon différentes filières de production locales. Les filières favorisées sont celles qui sont moins en proie à la concurrence transfrontalière. Troisièmement, ces projets routiers créent des groupes sociaux gagnants et perdants, révélant ainsi des inégalités sociales qui y sont associées. Quatrièmement, un système de production agricole du type capitaliste, en plein émergence dans les zones étudiées, contribue à accentuer les inégalités sociales au sein des territoires desservis. Enfin, ces inégalités sociales dépendent également du rôle de l'État dans l'économie ainsi que des structures de marchés des filières de production locales. Eu égard à ces résultats, cette thèse plaide pour un changement de paradigme : il est nécessaire de créer des conditions préalables favorables à une captation géographiquement et socialement inclusive des effets de la modernisation de routes transfrontalières, plutôt que d’en attendre les miracles. Nos résultats mettent ainsi en exergue les conditions spécifiques aux contextes des territoires étudiés pour qu’une telle dynamique se produise.