Résumé : Cette thèse propose une étude de l’évolution des politiques de gestion des crises d’accès à l’alimentation dans les Pays-Bas méridionaux entre le XIe et le XVe siècle – période de (ré)affirmation des pouvoirs urbains et princiers. Conformément aux objectifs du fonds de recherche FRESH (F.R.S-FNRS) dont provient le financement de la thèse, une approche « diachronique » a été adoptée : parallèlement aux analyses historiques, toutes une série de travaux d’économistes, de politologues et de sociologues portant sur les enjeux alimentaires actuels ont été consultés et ont inspiré l’élaboration d’une nouvelle grille d’analyse historique. L’étude est structurée en quatre parties. (1) La première partie de la thèse propose une étude des crises d’accès à l’alimentation survenues dans les Pays-Bas méridionaux (XIe-XVe siècles). Tout d’abord, sur base des 245 sources historiographiques conservées dans ce cadre, une chronologie des crises alimentaires est construite. Ensuite, une méthode permettant d’estimer l’intensité et l’amplitude relative des différentes crises est élaborée, sur base d’une étude préalable des spécificités littéraires du corpus historiographique et de son évolution. Enfin, une attention est portée sur l’évolution des facteurs de causalité documentables, pour finalement proposer quelques pistes d’interprétation concernant la variation de la conjoncture alimentaire dans l’espace et le temps. (2) La deuxième partie analyse l’évolution des réactions institutionnelles aux crises dans ce même espace-temps, sur base de ce même corpus historiographique complété par diverses sources éditées et par le contenu de la littérature. Une transition fondamentale est ainsi mise en évidence entre (a) une phase « féodale » (XIe-XIIIe siècle), où des dirigeants locaux (abbés, prince-évêques, comtes) prodiguent une assistance à l’échelle de leur territoire politique et/ou de leur domaine économique, et (b) une phase d’affirmation des pouvoirs urbains (XIVe-XVe siècle), durant laquelle les gouvernements des villes développent une politique d’intervention systématique et complexe, tandis que le pouvoir princier, centralisé entre les mains des ducs de Bourgogne, se désinvestit largement de ce domaine d’action. (3) Dans le but d’éclairer les logiques subjacentes qui guident l’action menée par les gouvernements urbains face aux crises, les troisième et quatrième parties proposent une étude de cas approfondie des politiques menées par les villes de Lille et Mons face aux grandes crises de 1437-1439 et 1477-1483. Dans la troisième partie, une grille d’analyse « classique » est déployée : les caractéristiques structurelles des deux villes sont analysées ; le contexte des deux crises est détaillé ; et un inventaire exhaustif des centaines de mesures prises durant ces deux épisodes est dressé sur base d’un dépouillement exhaustif des archives urbaines conservées (registres d’ordonnances, comptes urbains, registres aux délibérations, comptes judiciaires, comptes des institutions charitables, etc.). Cette démarche permet d’analyser les divergences de stratégies observables d’une ville à l’autre et leur évolution dans le temps, d’une crise à l’autre. (4) La quatrième partie déploie enfin une grille de lecture plus approfondie. Une analyse économique des mesures privilégiées par les gouvernements urbains permet tout d’abord de conclure que la politique d’intervention ne produit aucun effet positif sur la détresse des catégories sociales les plus précarisées, n’étant susceptible de bénéficier qu’aux consommateurs dont le pouvoir d’achat est suffisant pour accéder aux cours élevés du marché. Ensuite, une analyse des contraintes techniques (i.e. délais de procédure administrative, maîtrise partielle de l’information, limites budgétaires, etc.) et des obstacles politiques (i.e. nécessité de négocier avec le pouvoir princier, pressions des villes voisines, lobbying de divers groupes d’intérêts, etc.) permet de suggérer que, si les décisions du gouvernement urbain doivent effectivement composer avec toute une série de contraintes pesantes, celles-ci ne se révèlent pas suffisamment déterminantes pour permettre de conclure que l’abandon politique des catégories sociales précarisées découle (uniquement) d’une incapacité politique à leur venir en aide. En effet, une analyse croisée du discours public, des discussions du conseil urbains et des protestations « populaires » émises pendant les deux crises permet de suggérer que le caractère socialement exclusif de la politique urbaine constitue un produit direct des rapports de pouvoir à l’œuvre dans la cité. Les interventions publiques visent avant tout à préserver les intérêts alimentaires, économiques et politiques du groupe social le plus aisé (qui contrôle l’appareil politique urbain), tout en garantissant la sécurité alimentaire d’une « classe moyenne » émergente d’artisans qui, en vertu de son poids économique et de sa capacité de mobilisation, parvient à faire valoir ses intérêts auprès du conseil urbain. Ce nonobstant, une analyse de l’action des réseaux de charité et des stratégies de survie mises en place par les individus permet de noter que, si le gouvernement urbain abandonne les citadins les plus pauvres à leur sort, ceux-ci bénéficient malgré tout d’autres appuis qui leur confèrent une certaine capacité de résilience autonome.
This thesis studies the evolution of the intervention policies against food crises in southern Low Countries between the XIth and the XVth century – period of (re)affirmation of urban and princely powers. In accordance with the objectives of the FRESH research fund (FNRS) which funded the thesis project, a « diachronical » approach has been taken. Along with the historical analysis, a full range of economists’, political scientists’ and sociologists’ works dealing with today’s food security issues have been read through and inspired a renewed historical analysis grid. The thesis is divided in four parts. (1) The first part studies food crises in southern Low Countries (XIth-XVth century). First a chronology of food crises is built on data collected from the 245 historiographical sources found in this spatio-temporal framework. Then a method is developed to assess the relative intensity and magnitude of the identified food crises, based on a prior study of the literary biases of historiographical sources. At last, attention is paid to the evolution of causal factors and a few tracks of interpretation are suggested about the variation of food situation in space and time. (2) The second part analyzes the evolution of institutional reactions to food crises in this spatio-temporal framework based on the very same corpus of historiographical sources, complemented by other corpus of published sources and literature. A fundamental transition is highlighted between (a) a « feodal » period (XIth-XIIIth century), when local leaders (abbots, prince-bishops, counts) provide charity to the victims within their political territory and/or within their economic estate, and (b) a period of emergence of urban authorities (XIVth-XVth century), during which city governments conduct complex and systematic intervention policies, whereas the princely power (before long centralized in the Duke of Burgundy’s hands) disengages from this field of action. (3) In order to shed light on the underlying logics that guide the unprecedented action led by urban governments against crises, the third and fourth parts propose an in-depth case study of Lille and Mons policies during the great crises of 1437-1439 and 1477-1483. In the third part, a « classical » analysis grid is followed: the structural characteristics of both cities are analyzed; the context of both crises is described; and a comprehensive inventory of the hundreds of measures taken during those crises is made. This inventory is based on an extensive examination of available urban archives (law registers, urban accounts, deliberation registers, judicial accounts, charity institution accounts, etc.). This approach allows to analyze the differences in strategies from one city to the other and their evolution from one crisis to the other. (4) Lastly, the fourth part applies a more original grid of analysis. First an economic analysis of the measures chosen by Lille and Mons governments allows to conclude that their intervention policies do not produce any positive effect on the situation of the most deprived social categories: they can only benefit consumers whose purchase power is sufficient to access the high market prices. Then an analysis of the technical constraints (i.e. length of administrative procedures, partial control over information, budget limits, etc.) and political impediments (i.e. necessity to negotiate with the princely power, pressures from other towns, lobbying by other interest groups, etc.) faced by the city government suggests that those are not binding enough to conclude that the political abandonment of the most deprived social categories arises (only) from a political incapacity to help them. As a matter of fact, a cross analysis of public discourse, city council’s debates and « popular » protests expressed during the two crises suggests that the socially exclusive nature of urban policy can be seen as a direct product of the power relationships within the city. Public interventions aim first and foremost at (a) preserving the food security and the economic/political interests of the most eminent social group (that controls the city government) and (b) guaranteeing food security for an emerging « middling group » of workers that, owing to its economic weight and to its capacity to mobilize, manages to assert its interests. Notwithstanding this, an analysis of charity networks and individuals’ coping strategies allows to observe that, although not protected by the city government, the poorest social categories rely on other means that insure them a certain autonomous resilience capacity.