Résumé : Haïti et la République dominicaine sont séparées par une frontière de 380 kilomètres héritée de la période coloniale. Cette frontière illustre également un fait particulier dans la région : l’indépendance de la République dominicaine par séparation d’avec Haïti alors que la majorité des colonies du continent américain déclaraient leur indépendance en se séparant des empires coloniaux. Depuis cette époque, certains secteurs de la société dominicaine n’ont cessé d’alimenter un discours nationaliste centré sur l’anti-haïtianisme. Haïti occupe donc une place particulière dans l’imaginaire collectif dominicain comme cela apparaît notamment dans son traitement médiatique, dans les politiques migratoires ou encore dans les relations quotidiennes entre Dominicains et Haïtiens – la République dominicaine constituant la principale destination de migration pour la population haïtienne issue des secteurs populaires.Cette thèse porte sur les relations entre Haïtiens et Dominicains dans la région frontalière, lieu privilégié pour « étudier ethnographiquement les diverses formes par lesquelles des personnes de nationalités différentes cohabitent et entrent en relation » (Grimson). Dans ce travail, la frontière est envisagée comme une construction spatiale, politique et sociale. En ce sens, la thèse s’attache tout d’abord à décrire les processus par lesquels la limite entre les anciens empires coloniaux est devenue une frontière territoriale et sociale intégrée dans les pratiques des populations frontalières. Une attention particulière est ainsi portée sur le processus de construction nationale et sur la politique violente de nationalisation de la région frontalière dominicaine dans la première moitié du 20e siècle aboutissant à la fin des relations transfrontalières, des modalités de circulation dans cet espace ainsi que des modes d’organisation sociale et d’identifications locaux qui avaient jusque là prévalus. Cette période correspond à une phase intense de construction de l’identité nationale dominicaine résultant à la fois de l’imposition par les élites d’une idéologie centrée sur l’opposition avec le pays voisin, et d’une intériorisation de cette idéologie par la population frontalière. Dans cette perspective, une attention particulière est portée sur le massacre de la population haïtienne perpétré dans la région en 1937. À travers l’analyse des versions officielles et des récits mémoriaux de ce massacre, ce travail interroge la mémoire collective frontalière entendue comme le processus social de (re)construction du passé (Halbwachs) « [fondant] et [renforçant] les sentiments d’appartenances et les frontières socio-culturelles en définissant ce qui est commun à un groupe et ce qui le différencie des autres » (Pollak). Cette thèse pose donc la question des processus qui rendent possible l’émergence des sociétés nationales dans la lignée des travaux de B. Anderson sur le nationalisme et les communautés imaginées. Elle interroge également les modes d’expression du nationalisme dominicain à l’heure actuelle qui dévoilent partiellement l’intimité culturelle dominicaine.La thèse porte ensuite sur la gestion quotidienne de la frontière. À travers l’analyse de la législation sur le contrôle frontalier, la migration, le commerce mais aussi la santé, par exemple, et surtout à travers la description de l’application de ces réglementations, ce travail interroge la manière dont la population frontalière fait l’expérience de l’État et comment cette expérience constitue « une clef de production d’imaginaires sur la nationalité et sur la relation État-société » (Grimson). Ce faisant, il révèle l’existence de plusieurs conceptions de l’espace frontalier qui entrent parfois en conflit et qui participent donc à la reconstruction constante de la frontière. La thèse porte enfin – et c’est le point central de cette recherche – sur les relations quotidiennes entre Dominicains et Haïtiens dans l’espace frontalier. Les observations des interactions, les conversations et les entretiens font apparaître une multiplicité de frontières symboliques et sociales (dans le sens des travaux de F. Barth) entre les deux groupes et définies par des éléments, produits et reproduits au quotidien, tels que la langue, l’habillement, le métier ou encore la confession religieuse par exemple. Loin d’être anodins, ces éléments servent à identifier un individu comme appartenant à un groupe et ces identifications jouent un rôle fondamental dans les modalités des relations quotidiennes. Celles-ci se révèlent fortement asymétriques et, pour la plupart, elles n’existent que dans la mesure où elles sont intéressantes pour l’une des deux parties (principalement les Dominicains). Les relations se déroulent dès lors principalement dans le cadre du travail agricole et du commerce et sont généralement marquées par de la discrimination. Toutefois, l’ethnographie révèle également l’existence de relations plus privilégiées entre Dominicains et Haïtiens. Celles-ci semblent être le résultat de la capacité de certains individus (principalement des Haïtiens) à se mouvoir dans un espace normatif différent (compétence métisse, Cunin) et à construire des réseaux de relations transfrontaliers (compétence transfrontalière, Losonczy). Connaître et savoir s’adapter aux normes en vigueur dans un autre espace, connaître les codes de sociabilité, connaître les chemins à emprunter pour traverser la frontière, pouvoir s’exprimer avec une relative aisance dans la langue de l’autre, sont autant d’éléments permettant de construire des réseaux et de les mobiliser en fonction des besoins. Les relations ainsi établies peuvent conférer un accès privilégié à certains espaces de la zone frontalière comme les lieux d’hospitalité temporaire ou prolongée, et les personnes de confiance (Losonczy). Par ailleurs, l’ethnographie montre que les modalités d’interactions et de cohabitation varient aussi en fonction des lieux de contacts et de la temporalité des migrations – celles-ci s’effectuant essentiellement depuis Haïti vers la République dominicaine. Trois zones de migrations apparaissent ainsi dans l’espace frontalier dominicain : les villes frontalières, les communautés rurales et les villages proches des grandes plantations agricoles. À chacun de ces espaces correspond une forme de migration plus particulière qui est soit journalière, soit temporaire ou encore prolongée. Si dans les trois espaces les relations sont majoritairement asymétriques, certains lieux semblent cependant plus propices à l’établissement des relations plus privilégiées (entraide, mariage, accueil d’un enfant,…) ou, au contraire, à une intensification du rejet et de l’exclusion (ségrégation spatiale, conflits, saccages d’habitations, expulsions,…). L’ethnographie révèle donc l’existence d’au moins deux formes d’organisation sociale dans la région frontalière dominico-haïtienne. L’une est celle de la « configuration sociale métisse » (Losonczy) que dessinent les formes de sociabilité basées sur les réseaux transfrontaliers. Celle-ci est toutefois mise à mal notamment par les représentations qui circulent sur les Haïtiens ainsi que par un ensemble de règles et pratiques qui soulignent les différences, réaffirment les frontières ethniques et assignent des appartenances identitaires. L’autre est celle de la « configuration du côte à côte » (Bourgeois) qui organise les modes de sociabilité de groupes mis en situation de co-présence limitant leurs relations à quelques échanges strictement définis. Dans ce type de configuration, les frontières des groupes apparaissent comme plus rigides, moins souples que dans le modèle de la configuration sociale métisse. Enfin, cette thèse montre que les relations et les différentes facettes de l’organisation sociale dans la région frontalière jouent un rôle dans la construction des appartenances identitaires locales. Plusieurs registres identitaires collectifs et individuels apparaissent ainsi dans les récits migratoires des Haïtiens et dans les conversations avec les frontaliers dominicains. Ces registres ne sont pas mutuellement exclusifs : ils révèlent une appartenance identitaire à géométrie variable en fonction des personnes avec lesquelles on se trouve et des modalités d’interactions.