Résumé : De l’École royale militaire de Belgique à une université européenne de défense. La clef d’une défense européenne ! Jean Marsia, colonel administrateur militaire e. r. La thèse envisage l’origine et le passé de l’École royale militaire (ERM), ainsi qu’un avenir souhaitable et possible pour elle, dans le cadre d’une défense européenne. Elle montre que celle-ci devient de plus en plus indispensable et requiert la création des États-Unis d’Europe, seul moyen de relancer l’Europe politique et l’Europe de la défense, de créer l’armée européenne. Celle-ci aurait besoin d’officiers, et de les former. Pour ce faire, les universités de défense existantes seraient intégrées dans un réseau du type University of California, formant une université européenne de défense ou European Defence University (EDU), visant à l’excellence scientifique. Pour esquisser aussi complètement que possible l’EDU et son contexte, la méthodologie met en œuvre de nombreuses disciplines relatives au comportement humain, dont l'histoire, la sociologie, la psychologie, ainsi que les sciences politiques, pour décrire l’évolution, inquiétante, des relations internationales. L’origine historique de la formation universitaire au commandement dispensée aux candidats officiers par l’ERM peut se résumer ainsi : le programme d’éducation des futures élites occidentales, civiles et militaires, formulé par Socrate et complété au début de l’empire romain par Quintilien, est resté en vigueur jusqu’à la Révolution française sous l’intitulé « les sept arts libéraux ». Vitruve, l’ingénieur en chef de César et d’Auguste, transmets le résumé de la littérature technique, grecque et latine, civile et militaire, dans son De architectura. Le Moyen Âge préserve tant bien que mal ce double héritage et développe l’esprit chevaleresque, qui incite à une conduite vertueuse, probe, courageuse. Lorsque les Maures introduisent l’artillerie, les Espagnols, pour les surpasser, se dotent notamment d’une unité militaire de formation d’officiers. Lors des guerres de Religion, Juste-Lipse enseigne l’art militaire de l’Antiquité à de futurs officiers protestants à l’université de Leiden. Simon Stevin y forme ensuite des ingénieurs militaires. La vie universitaire et la vie militaire ayant leurs spécificités et leur esprit particulier, il apparaît que la formation d’officier et d’ingénieur militaire se ferait mieux dans une institution militaire d’enseignement supérieur, dont la thèse retient deux exemples. En 1675, l’Espagne crée à Bruxelles la première école militaire moderne, l’Escuela General de Batalla. Son directeur, Sebastián Fernández de Medrano, formé à l’université de Salamanque puis devenu officier, y enseigne les sciences de l’ingénieur et le travail d’état-major, tout en inculquant le sens de l’honneur et l’esprit chevaleresque. Dans le camp protestant, Wilhelm zu Schaumburg-Lippe-Bückeburg, formé aux universités de Genève, Leiden et Montpellier, développe dans sa Kriegsschule une pédagogie promouvant la pensée et l’action indépendantes, l’initiative personnelle, l’esprit critique. Gerhardt Scharnhorst, son élève de 1773 à 1777, est fort influencé par la personnalité et la pédagogie du comte. Il joue après 1806 un rôle considérable dans le redressement de la Prusse, notamment en formant à partir de 1801 des officiers ayant du discernement, du courage, de la détermination et la confiance de leurs subordonnés, ainsi que la connaissance de l’art de la guerre. Cette formation fait naître le sens du bien commun et de la solidarité, développe l’autonomie et le goût de la recherche, conformément au principe formulé par Wilhelm von Humboldt, le fondateur en 1810 de l’Université de Berlin: si les universités recherchent la science comme telle, elles ont un but, lequel assure leur cohérence. En 1794, le Comité de salut public établit à Paris une École centrale des travaux publics. Le Directoire la dénomme École polytechnique en 1796 et confie les spécialités aux Écoles d'application, dont celle de l'artillerie et du génie, qui est sise à Metz. En 1802, Bonaparte, Premier Consul, donne pour mission à l’École polytechnique de former des ingénieurs pour l’armée et l’administration. Il fonde l’École spéciale militaire, pour assurer aux candidats officiers une formation supérieure, littéraire et technique ; une instruction militaire poussée ; une éducation physique. En 1833, un projet de loi organique de l'École militaire belge est déposé à la Chambre par le ministre de la Guerre. Le 7 février 1834, sans attendre que la loi soit votée, Léopold Ier nomme un polytechnicien français, le lieutenant-colonel Chapelié, à la direction des études et au commandement de l’École. Elle prend ses quartiers, comme celle de Medrano, au Coudenberg. Elle suit les programmes des Grandes Écoles françaises, mais pas leur méthode, car l’ERM est alors très proche de l’ULB. Celle-ci est administrée par Pierre-Théodore Verhaegen. Auguste Baron y fait office de recteur. L’ULB s’installe, le 20 novembre 1834, dans l’ancien palais de Charles de Lorraine. Il contient des laboratoires de chimie et de physique, utilisés également par l’École militaire. En effet, jusqu’en 1840, les mêmes professeurs enseignent ces matières à l’ERM et à l’ULB. Baron et un célèbre professeur de mathématiques, Pierre Verhulst font de même. Verhaegen, député depuis 1836, et le colonel du génie Remy De Puydt, un autre député libéral, font approuver à la Chambre en 1837 l’idée que l’École militaire doit être «une authentique université militaire», et que, contrairement au système français, les mêmes professeurs donnent la théorie et les cours d'application. Grâce à leur intervention, le projet de loi organique de l’ERM est amendé. Il devient la loi du 18 mars 1838. À partir de 1946, le programme fixé par la loi de 1929 pour les facultés civiles d’ingénieur est d’application à l’ERM. Le général Beernaerts stimule la recherche scientifique et obtient l’accession de l’ERM au FNRS. Le général Paelinck commence en 1990 la rénovation du campus Renaissance. Il adapte la formation militaire au contexte politico-militaire d’après la Guerre froide. La délivrance des diplômes et la collation des grades académiques par l’ERM sont réglées sous son commandement, par la loi fédérale et par les décrets des Communautés flamande et française. André Flahaut, ministre de la Défense de 1999 à 2007, fait entrer l’ERM dans l’Espace européen de l’enseignement supérieur et dans l’Espace européen de la recherche. Il fait voter les lois qui dotent l’ERM d’une personnalité juridique distincte de l’État, de la liberté académique et de l’habilitation à délivrer des doctorats. Il quadruple ses crédits de recherche scientifique entre 1999 et 2003. Fruits de cette politique, l’ERM obtient sa charte ERASMUS en 2005. En 2009, elle est accréditée par la Nederlands-Vlaamse Accreditatie Organisatie et la Commission des Titres d’Ingénieur (CTI) de France. L’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, le 1er décembre 2009, n’a pas effacé l’échec, en 2005, du traité constitutionnel. L’Europe politique et l’Europe de la défense à 28 sont toujours bloquées. En mars 2012, j’ai eu l’opportunité de faire remarquer à Herman Van Rompuy que le Conseil européen n’avait plus discuté de la défense depuis 2005. Cela a initié un processus qui a conduit les 28 chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne à fixer, en décembre 2013, un plan d’action et un nouveau rendez-vous en juin 2015. Mais en juin dernier, le Conseil européen a reporté l’examen des questions de défense au second semestre 2016. Or, les 28 États membres de l'Union européenne comptent aujourd’hui un million et demi de militaires, mais seuls 80.000 soldats environ sont utilisables en opérations extérieures. Faute de réelles capacités militaires, ces États membres ne peuvent assurer notre sécurité. Ils font, pour la plupart, appel à l’OTAN, c’est-à-dire aux USA. Cela a permis aux États membres de réduire drastiquement leur effort de défense, mais celui-ci est encore de 200 milliards d'€ par an, qui sont largement gaspillés : en dépensant plus de la moitié du budget de défense des USA, les Européens n’obtiennent qu’un dixième de leurs capacités. Il faut donc reprendre notre processus d’intégration politique et militaire avec un noyau restreint d’États membres, qui constitueraient les États-Unis d’Europe. Ce sont ceux qui sont le moins souverains. Ils ont eu la volonté politique nécessaire pour devenir membres de la zone euro, mais cette volonté est insuffisante : la zone euro est en difficulté depuis 2008. Dès la chute du mur de Berlin, l’Allemagne réclame un approfondissement de l’Europe politique, ce que refusent la France et le Royaume-Uni, eu égard à leur qualité de membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU. Ce statut privilégié leur ferme la porte des États-Unis d’Europe. Six États, membres de la zone euro ne le sont pas de l’OTAN. Leur neutralité les écarte également. Enfin, une défense commune intéresse d’abord les États aux moyens modestes, en termes de budget de défense et de base industrielle et technologique de défense. Sur base de ces critères, 10 États sont potentiellement membres des États-Unis d’Europe. Ce sont : la Belgique, l’Estonie, la Grèce, la Lettonie, la Lituanie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, la Slovaquie et la Slovénie. Le BENELUX et les États baltes devraient être, selon moi, les moteurs de cette initiative. Un premier noyau pourrait à terme absorber l’Espagne, puis l’Italie, puis l’Allemagne. Pour rejoindre les États-Unis d’Europe, certains États membres de l’Union européenne pourraient adopter l’euro ou rejoindre l’OTAN. Les États-Unis d’Europe finiraient par reprendre le siège français au Conseil de sécurité. Cela permettrait à la France de les rejoindre. Les États-Unis d’Europe seront à l’évidence multilingues et multiculturels. L’EDU aurait à se fonder sur nos valeurs, parfaitement identifiées par l’Union européenne. Elles se résument en un mot : l’humanisme. Il repose sur la tolérance et l’éthique. L’EDU susciterait, chez les officiers des forces armées des États-Unis d’Europe, la fraternité d’armes qui leur permettra de s’y intégrer, sans se couper de leurs racines. Le personnel, détaché par les États membres à l’OTAN, à l’Eurocorps ou à l’état-major de l’Union européenne, est loyal à l’institution qu’il sert. Mais c’est son corps d’origine qui décide de ses futures promotions et affectations. Les forces armées des États-Unis d’Europe devraient donc être un corps fédéral d'officiers, de sous-officiers et de volontaires. Cela exige une formation commune qui développe l’aptitude au commandement, essentielle pour un officier. Cette aptitude croît avec la culture générale, qui confère la supériorité intellectuelle, et avec la maîtrise de l’art du commandement, qui apprend, par la théorie et la pratique, ce que sont le rôle et les caractéristiques du chef militaire, de l’esprit de corps, de la discipline et de l’éthique. Pour que l’officier ait les attitudes adéquates, la formation à l’EDU développerait la résilience et l’aptitude à établir des relations interpersonnelles. Pour dispenser cette formation d’officiers, tout au long de la vie, l’EDU devrait disposer d’un concept de formation qui tende à former l’esprit, le corps et le caractère des élèves et des stagiaires, pour que les officiers européens soient aptes à maintenir ou à rétablir la paix, tout en préservant autant que possible la vie de leurs soldats. Ce concept devrait envisager le long terme : il ne s’agirait pas uniquement de former des sous-lieutenants, mais bien de futurs colonels et généraux. Produire des officiers de qualité implique de viser l’excellence scientifique. Pour l’atteindre, l’EDU serait un espace de liberté, de débat intellectuel, de recherche et d’innovation, capable de promouvoir la tolérance, l’équité et la démocratie. L’EDU devrait être impartiale, ouverte sur monde civil et l'étranger, tout en développant une culture, une citoyenneté et un patriotisme européens. Elle inciterait les individus qui cherchent à s’élever socialement à s’engager dans les forces armées européennes. L’EDU devrait contribuer au développement de la culture européenne de sécurité et de défense, ainsi que d’une doctrine militaire et d’un style de commandement, adaptés aux valeurs européennes et aux défis du XXIe siècle. Ils seraient donc spécifiques aux États-Unis d’Europe. Leur base serait d’une part l’esprit d’initiative et d’autre part le sens des responsabilités, comme c’est le cas dans la Bundeswehr, grâce à son fondateur, le général von Baudissin. Il s’est inspiré de Scharnhorst. C’est aussi ce qu’a fait de Gaulle dans son livre « Le fil de l’épée » paru en 1932. Pour dispenser cette formation, les États-Unis d’Europe grouperaient au sein de l’EDU leurs universités de défense, pour remplir de façon coordonnée leurs trois missions : donner une formation universitaire au commandement ; faire de la recherche et effectuer des prestations pour tiers. Pour réduire les dépenses qui ne créent pas de capacités opérationnelles, les autres institutions militaires d’enseignement supérieur seraient rationalisées : les États membres de l’Union européenne disposent aujourd’hui d’environ 60 écoles militaires et de 40 collèges de défense. Les institutions qui ne sont pas habilitées au doctorat voire au master seraient supprimées ou associées à l’EDU en tant que colleges. L’EDU devant à terme pouvoir orienter, coordonner, gérer de multiples implantations géographiques, dispersées aux quatre coins de l’Europe, un modèle a été sélectionné après analyse comparative : The University of California, qui compte 10 campus de haut niveau, dont Berkeley, Los Angeles, San Diego. Pour constituer un pilier européen crédible de l’OTAN, les États-Unis d’Europe auront besoin de capacités militaires, mais aussi d’une base industrielle, technologique et scientifique de haut niveau. La recherche bénéficierait à l'enseignement académique à l’EDU. Elle contribuerait au progrès des sciences et des technologies. Elle serait utile à la société européenne, en augmentant sa sécurité et son bien-être. L’EDU ne pourrait organiser la formation et obtenir les ressources nécessaires pour exécuter ses trois missions, en termes de budgets, de personnel, de documentation, de matériel et d’infrastructure, sans l’appui d’une direction générale de la Formation, qu’il conviendrait de créer au sein de l’état-major de Défense des États-Unis d’Europe. La thèse permet de tirer quelques conclusions et notamment que Charles de Gaulle avait raison en 1953 de s’opposer à la Communauté européenne de défense, et d’exiger une Europe politique, capable de définir une politique européenne de sécurité, comme préalable à une armée européenne. Former des militaires, et spécialement des officiers, n’a de sens que s’ils sont au service d’une entité politique, pour mettre en œuvre sa politique de sécurité et de défense. Le développement de l’EDU doit donc suivre, et non précéder, la création des États-Unis d’Europe. Ceux-ci relanceraient l’Europe politique et l’Europe de la défense, créeraient l’armée européenne et fonderaient l’EDU. Le militaire a le monopole de l’usage de la force, pour défendre l’État, la liberté et la paix. Il n’y a pas d’alternative valable à sa formation en interne. L’outil de formation est donc une capacité opérationnelle primordiale. Le gouvernement belge devrait selon moi proposer aux États-Unis d’Europe, Bruxelles comme capitale, et l'ERM comme première pierre de l’EDU. L’EDU devrait être pour les États-Unis d’Europe ce que West Point, Annapolis et Colorado Springs sont pour les USA. Progressivement, leurs capacités de défense donneraient aux États-Unis d’Europe une place dans les relations internationales correspondant à leur puissance économique et à notre civilisation.