Résumé :

Les laques de garance, les pigments artistiques dont les procédés de fabrication étaient souvent des secrets jalousement gardés, ont depuis longtemps éveillé l'intérêt des chimistes. Le premier mode opératoire de laque de garance décrit scientifiquement est dû à Marggrave en 1754, chimiste allemand célèbre surtout pour la découverte du sucre de betterave. L'élucidation de la structure chimique de l'alizarine par Graebe en 1868 est une des étapes fondatrices de la chimie organique. Il a ensuite vite été reconnu que, dans les laques, l'alizarine se trouve sous forme de complexes d'aluminium. Plusieurs structures ont été proposées dans la littérature pour les complexes d'alizarine et d'aluminium. Le site de complexation de l'aluminium y est constitué soit par les fonctions carbonyle en C-9 et phénolate en C-1 (site céto-phénolate), soit par les deux fonctions phénolates en C-1 et C-2 (site diphénolate).

Nos résultats montrent que, au moins en solution aqueuse diluée et acide, le site de complexation est le céto-phénolate et la stoechiométrie 1:1. En solution plus concentrée et neutre ou légèrement basique, il peut également se former des complexes de stoechiométrie 1:2, dont la couleur est par ailleurs pratiquement identique à celle des complexes de stoechiométrie 1:1. Quand les réactifs sont mis en présence en rapport stoechiométrique et neutralisés par NaOH (aluminium:alizarine:NaOH 1:2:5), les complexes 1:2 ainsi formés peuvent même polymériser en formant entre eux des liaisons Al-O-Al. Cependant, dans la pratique de la préparation des laques, aujourd'hui comme dans le passé, l'aluminium est présent en large excès par rapport à l'alizarine. Dans ces conditions, les complexes, au lieu de polymériser, s'adsorbent à la surface des grains d'alumine formés par l'aluminium en excès. Nous n'avons trouvé aucune indication de la formation de complexes 2:4. Il est probable que de tels complexes ne sont, comme les gels que nous avons obtenus dans certaines conditions, que des cas particuliers, non représentatifs de la structure des laques réelles. La stoechiométrie des complexes et leur état physique ne seraient que des caractéristiques secondaires. Dans le cas des laques utilisées comme pigments, il s'agirait de complexes 1:2 et probablement aussi 1:1, adsorbés sur les grains d'alumine via des liaisons Al-O-Al.

La compétition entre ions H+ et Al3+ pour les phénolates est à la base de la libération des molécules d'alizarine dans les méthodes classiques d'extraction des colorants des laques par un acide pour leur analyse par HPLC. Nos résultats montrent que la concentration en ions H+ nécessaire pour libérer les colorants est proportionnelle à la concentration en ions Al3+ en solution. Dans la pratique, le pH nécessaire est très bas, ce qui a pour conséquence négative d'hydrolyser certaines des molécules colorantes constitutives des laques. L'addition d'ions F- permet de pallier ce problème. En formant des complexes avec les ions Al3+, les ions F- relèvent assez le pH minimum d'extraction pour éviter l'hydrolyse des colorants moins stables (glycosides, pseudopurpurine...), et donnent de plus des rendements d'extraction souvent meilleurs que ceux obtenus avec les autres acides (HCl, H2SO4, TFA). L'addition d'ions Li+, qui par leur petite taille peuvent plus facilement se glisser à l'intérieur des complexes, et d'agents chélatants tels que le DFOM, qui contribuent à capter les ions Al3+, améliore encore l'extraction des colorants. .

Des propriétés telles la granulométrie, la porosité et l'hygroscopicité des laques sont celles de l'alumine qui constitue leur substrat. Les analyses de différentes laques d'extraits de Rubiacées montrent :

- la présence fréquente de pseudopurpurine et de glycosides; ces colorants ne sont détectés qu'après extraction à pH ~ 2 (extraction par HF), parce qu'à pH plus acide ils sont hydrolysés.

- la teneur en différents colorants est influencée non seulement par l'espèce de plante, mais aussi par le mode de préparation des laques.

La couleur apparente et les spectres dans le visible des chélates aluminium-anthraquinone sont bien distincts de ceux des mêmes colorants en l'absence d'aluminium. Les paramètres L*a*b* et leur équivalent en coordonnées cylindriques L*c*h*, calculés à partir des spectres de réflectance, permettent de caractériser la couleur des objets, telle qu'elle serait perçue sous une lumière de spectre donné et par un "observateur de référence". On constate que la teinte des laques dépend surtout de la nature des colorants présents sous forme de chélates d'aluminium. La saturation dépend surtout du rapport aluminium/colorant, et augmente avec celui-ci, ce qu'on peut attribuer à un meilleur rendement de la formation de complexes quand l'aluminium est présent en plus large excès.

Pour mieux comprendre les facteurs affectant la permanence des laques, une approche est de soumettre des laques préparées dans des conditions connues à des tests de vieillissement accéléré par une lampe à arc de xénon. Une première étude de ce type menée sur des laques sous forme de poudres fixées sur des filtres montre que dans les laques fort concentrées au départ, la majorité des colorants peut être dégradée sans que la couleur perceptible ait fort changé. A l'observation au microscope, on constate que les grains les plus petits ont tendance à décolorer plus vite. Cependant globalement le principal facteur affectant l'évolution de la couleur est la concentration en colorants. Il semble donc que les complexes de colorants adsorbés à la surface de la porosité interne des grains d'alumine soient protégés de la lumière par les complexes adsorbés dans les couches plus externes, et que cette protection soit proportionnelle à la concentration en colorant. La photodégradation est probablement oxydative. Elle est d'ailleurs beaucoup plus lente pour les teintures d'alizarine sur laine, grâce probablement aux propriétés réductrices de la laine. Il faut donc s'attendre à ce que, dans les polychromies, la présence des liants ralentisse le vieillissement en limitant la diffusion de l'oxygène, ce qui n'était pas le cas dans nos laques poreuses vieillies au contact de l'air. C'est là un des aspects que la suite des études de vieillissement accéléré devrait tenter d'éclaircir.