Résumé : Au cours de ces dernières années, les forces armées de différents pays ont de plus en plus été amenées à travailler sur les mêmes théâtres d’opérations. Cette collaboration militaire multinationale, même si elle n’est pas souhaitée par tous, s’est généralisée à l’ensemble des missions militaires. C’est ce cadre multinational et de spécialisation croissante, mais aussi le caractère interagence à travers les contacts entretenus avec les intervenants civils et les populations locales qui caractérisent les missions actuelles. Et, même si les décisions d’engagement restent fixées en dernier ressort par les gouvernements nationaux, la configuration multinationale et modulaire des forces armées est devenue inévitable. Aussi, en choisissant comme objet d’étude les militaires belges déployés dans des opérations militaires multinationales, on s’est attaché à analyser, d’une part, comment se passe le travail dans ces environnements à risques et fortement diversifiés et, d’autre part, le type de collaboration observée entre les contingents nationaux.

Tout comme les autres organisations, les armées de différents pays se regroupent au sein de task forces spécifiques et temporaires qui nécessitent une configuration organisationnelle plus flexible ainsi qu’une culture d’organisation davantage adaptée à ces nouveaux cadres de travail. Aussi, l’objectif de la première partie est, précisément, de se pencher sur ces deux dimensions, structurelle et culturelle, de l’organisation militaire belge pour comprendre ensuite les interactions sociales observées dans les milieux opérationnels étudiés. Dans un premier chapitre, on s’attache à montrer les changements rencontrés dans la plupart des organisations militaires des pays industrialisés mais aussi, plus spécifiquement, les réformes institutionnelles entreprises pour moderniser les forces armées belges. Le deuxième chapitre aborde ensuite les éléments culturels que l’on retrouve au cœur de l’organisation militaire. Traditionnellement considérée comme un ensemble homogénéisé par une culture organisationnelle forte et cohésive, dans une perspective de différenciation, on relèvera les éléments croissants de diversité culturelle interne qui rendent l’organisation plus diverse tout en rendant la coordination de l’ensemble plus délicate.

La deuxième partie- empirique- aborde trois études de cas qui ont été menées dans un contexte géographique et institutionnel particulier : en Afghanistan pour la mission ISAF, au Liban pour la mission UNIFIL et en Bosnie-Herzégovine pour la mission Althea. Au niveau de la récolte des données, l’approche méthodologique suivie est de nature essentiellement inductive et combine différentes méthodes de récolte de données (observation et entretiens sur le terrain, questionnaires quantitatifs, rapports de lessons learned, articles de presse, etc.). En procédant par analyses comparatives et en se basant sur les récits, les pratiques observées, les conversations informelles, ces approches permettent de mieux comprendre la perception subjective de la réalité sociale par les militaires ainsi que les interactions observées. Les données relatives à la mission menée par l’OTAN en Afghanistan ont été collectées à Kaboul où les militaires belges étaient déployés sur l’aéroport aux côtés d’une trentaine de nations. Ces données ont notamment servi de base pour appliquer le modèle des rôles managériaux de Mintzberg à des managers belges opérant dans des circonstances exceptionnelles. Dans un second temps, on s’est également penché sur l’étude des équipes de reconstruction provinciale qui ont été déployées dans la plupart des provinces afghanes et sur la délicate collaboration entre les acteurs civils et militaires à Kunduz. La deuxième étude de cas, relative à la mission de l’ONU au sud-Liban, s’intéresse d’une part à la cohabitation belgo-polonaise au camp de Tibnine et, d’autre part, au fonctionnement de l’état-major multinational de la force à Naqoura. Enfin, le séjour en Bosnie-Herzégovine a permis d’étudier le déploiement de militaires belges dans un cadre européen, sous l’égide de l’EUFOR. Le troisième et dernier chapitre de cette partie fait, en quelque sorte, la synthèse des différents éléments, théoriques et empiriques, relevé et les combine dans une tentative de modélisation théorique des principaux facteurs de coopération militaire multinationale.

Sur base de nombreux extraits des données recueillies in situ, ce travail s’attache à montrer que la multinationalisation des milieux militaires opérationnels présente non seulement des avantages mais aussi de nouveaux challenges. Elle est ainsi fortement appréciée par les ‘petits’ pays, comme la Belgique, qui peuvent ainsi prendre part simultanément à différentes missions en mettant à disposition des capacités limitées mais spécialisées dans certaines niches de compétences. A travers les synergies opérées, ces formes de collaboration permettent de limiter les coûts liés aux déploiements opérationnels tout en assurant une certaine crédibilité par rapport aux engagements internationaux. Toutefois, même si cette multinationalisation est plus fréquente que par le passé, en raison de difficultés diverses (linguistiques, logistiques, caveats, etc.), elle reste encore souvent marginale au niveau des plus petites unités organisationnelles. C’est généralement à partie d’un certain niveau hiérarchique ou de spécialisation que l’on retrouve des militaires étrangers travaillant dans des équipes multinationales. Le fait que la majorité des militaires belges continuent surtout à travailler avec des collègues nationaux n’implique pas pour autant qu’ils n’ont aucun contact avec les militaires étrangers. Vivant dans des espaces confinés et, à l’exception des contacts virtuels avec la famille et les proches, les relations avec les autres militaires représentent leur seule vie sociale pendant plusieurs mois et c’est donc aussi et surtout à ce niveau que l’influence du contexte multinational se fait sentir.

Dans la lignée de d’Iribarne qui parlait de logique de l’arrangement en faisant référence à la culture belge, les comportements des militaires semblent autant régulés par cette conception particulière de la coopération et cette recherche d’accords informels que par le respect des ordres. Mais c’est sans doute aussi le sentiment d’appartenir à une organisation militaire dont l’influence est plus limitée qui semble encourager ses membres à adopter des comportements propices au développement de relations inter-organisationnelles ou de ce que l’on a qualifié de logique de la débrouillardise.