Résumé : La drépanocytose est une maladie génétique touchant l'hémoglobine, de transmission autosomique récessive, caractérisée par trois grandes manifestations cliniques : anémie hémolytique chronique, phénomènes vaso-occlusifs et susceptibilité accrue aux infections. Dans diverses régions du monde et particulièrement en Afrique subsaharienne, cette maladie est très fréquente et constitue un problème crucial de santé publique. Sa physiopathologie complexe est basée sur la polymérisation de l’hémoglobine anormale (Hb S) qui provoque une falciformation et une déshydratation du globule rouge. Les hématies falciformées sont impliquées dans les phénomènes de vaso-occlusion. Le traitement et la prise en charge de la maladie reste toujours problématique. A l’heure actuelle, le seul traitement curatif est la transplantation de moelle osseuse mais les donneurs compatibles sont assez rares et les coûts élevés. Des traitements symptomatiques et préventifs (principalement la transfusion et l’hydroxyurée) existent toutefois.

Des études in vitro et in vivo ont démontré les possibilités thérapeutiques de certaines molécules dont les cibles sont les transports membranaires impliqués dans la déshydratation cellulaire.

Depuis les années 1990, le cromoglycate de sodium, un médicament anti-allergique et anti-asthmatique, a montré un intérêt potentiel dans le traitement de la drépanocytose. Néanmoins, son mode d’action n’est actuellement pas connu. Notre travail a pour but de contribuer à l’étude du mécanisme d’action anti-drépanocytaire de la molécule.

Dans un premier temps, des globules rouges drépanocytaires préincubés en absence ou présence de cromoglycate ont été désoxygénés par un flux d’azote. Ensuite, les concentrations intracellulaires en Na+ et en K+ ont été mesurées. Les résultats de ces investigations ont montré un effet inhibiteur du cromoglycate sur l’efflux de K+ et l’influx du Na+ provoqués par la désoxygénation.

Sur base de ces observations, des expériences testant l’action du cromoglycate sur le canal K+ dépendant du Ca2+ (canal de Gardos) ont été effectuées. Dans des globules rouges normaux et drépanocytaires, ce canal a été activé par augmentation de la concentration intra-cellulaire en Ca2+. L'effet du cromoglycate a été comparé à celui d'un inhibiteur connu, le clotrimazole. Les résultats ont montré que 1e cromoglycate n'exerce pas d'effet inhibiteur sur le canal de Gardos, au contraire du clotrimazole. Il est également sans effet significatif sur la Ca2+-ATPase.

Nous avons ensuite investigué l’implication du Ca2+ dans les perturbations du flux des ions K+ et Na+. Des globules rouges drépanocytaires ont été incubés en absence et présence d’EGTA 5 mmol/l ou de BAPTA 10 µmol/l, respectivement chélateurs du Ca2+ extra et intracellulaire. Après désoxygénation, les concentrations intracellulaires en Na+ et K+ ont été mesurées. Les résultats de ces expériences montrent que seul le chélateur du Ca2+ extracellulaire bloque les perturbations ioniques causées par la désoxygénation. Ces résultats viennent donc confirmer les observations d’autres auteurs quant à l’implication du Ca2+ extracellulaire dans la fuite de K+ des globules drépanocytaires soumis à la désoxygénation.

Enfin, l’effet du cromoglycate sur l’influx de Ca2+ extracellulaire et sur la falciformation induits par le métabisulfite a été mesuré et comparé à celui du clotrimazole. Des globules rouges drépanocytaires, prélablement chargés en Fura Red, un indicateur fluorescent du Ca2+, ont été exposés au métabisulfite, un puissant réducteur provoquant une falciformation rapide. L’influx de Ca2+ a été mesuré par la diminution de la fluorescence du Fura Red. Parallèlement, la falciformation a été suivie en mesurant la lumière diffractée à 90° par les cellules. Les résultats de ces investigations montrent que le cromoglycate (1 µmol/l) et le clotrimazole (10 µmol/l) ont des effets inhibiteurs comparables sur la falciformation mais que le cromoglycate freine significativement plus l'influx de Ca2+ au cours de ce processus.

En conclusion, sur base de ces différents tests in vitro, le cromoglycate inhibe la falciformation induite par la désoxygénation. Cette inhibition résulte du blocage des perturbations ioniques induites par la désoxygénation en empêchant l’influx du Ca2+ extracellulaire et secondairement la fuite du K+ intracellulaire, ce qui inhibe la déshydratation cellulaire.

La diminution des crises vaso-occlusives observée chez les patients drépanocytaires traités par le cromoglycate s’expliquerait donc par ces effets. En présence de cromoglycate, les globules rouges sont moins déshydratés et falciforment moins rapidement. Ils sont dès lors moins impliqués dans les phénomènes de vaso-occlusion, ce qui améliore l’état des patients.