par Devroey, Jean-Pierre
Référence L'alimentazione nell'alto Medioevo (LXIII Settimana internazionale di studio sull'Alto Medioevo: 9-15 mars 2015: Spoleto)
Publication Non publié, 2015
Communication à un colloque
Résumé : La politique annonaire des Carolingiens est étudiée ici sous l’angle des crises d’approvisionnement alimentaire qui ont affecté l’empire franc durant la vie de Charlemagne (747/748-814). Après une définition de la « police des grains » sous l’Ancien Régime, l’exposé abordera rapidement l’historiographie des famines carolingiennes et examinera les différentes taxonomies utilisées aujourd’hui. À côté des sources écrites révélées par l’ouvrage classique de Fritz Curschmann (1900), une place grandissante est à présent faite aux données scientifiques concernant les environnements anciens. La politique annonaire sera confrontée aux quatre crises qualifiées de famines majeures par la récente étude générale de Tim Newfield (2013) : 762-764, 779, 793-794 et 805-807. Il est remarquable que la première de ces quatre crises annuelles ou pluriannuelles soit la seule pour laquelle une causalité précise (un refroidissement des températures lié vraisemblablement au forçage du climat par le volcanisme, se manifestant par un/des hivers(s) extrêmes) soit aujourd’hui identifiée avec un doute raisonnable. Pour les autres épisodes, la dynamique générale, l’intensité et l’amplitude de la pénurie alimentaire ne peuvent pas être identifiées avec précision. L’analyse des sources écrites, annales et capitulaires permet de discerner deux phases principales dans la « police des grains » de Charlemagne. Jusqu’à la fin des années 770, les réponses apportées à la famine et autres calamités naturelles (clades, pestilentia, inaequalitas aeris) se concentrent autour des aspects religieux et moraux. Les deux capitulaires d’Herstal de mars 779 déploient des mesures religieuses (rites propitiatoires, jeûnes, prières) et morales (caritas et devoir d’assistance aux démunis et aux dépendants) qui prolongent les décisions prises en 764 (obligation de payer la dîme). Alors que le refus de payer la dîme est traité comme un pêché individuel, la famine est considérée comme une épreuve collective (tribulatio) envoyée par Dieu au royaume des Francs. Le corpus des tribulations associe la fertilité de la nature et la prospérité du royaume à l’idée du « bon gouvernement » incarnée personnellement par le roi juste. Nous montrons l’origine insulaire de cette tradition idéologique, qui apparaît en Irlande au début du 8e siècle et parvient en Francia après 750. Elle enrichit notre compréhension des motivations des auteurs des annales. Ceux-ci ne relatent pas les perturbations naturelles dans une perspective naturaliste, mais parce qu’elles ont valeur de signes d’un dérèglement de la nature provoqué par un mauvais gouvernement, à côté d’autres symptômes comme la dissension dans la famille royale, l’hérésie, les désordres civils ou les revers militaires contre les païens. Ce contexte est indispensable pour comprendre l’interprétation des crises de 779 et de 793-794. Toutefois le capitulaire de Francfort de 794 déborde largement des rites propitiatoires et de la caritas chrétienne. Elle s’inscrit dans le programme de réforme de la société développé par Charlemagne et son entourage, et cristallisé dans les capitulaires depuis l’Admonitio generalis de 794. Celle-ci montre un véritable tournant en développant des mesures d’uniformité et de justesse des poids et des mesures, considérés comme l’incarnation matérielle du modus, complétées en 794 par la standardisation et l’homogénéisation des monnaies, l’encadrement et l’approvisionnement du marché et la lutte contre la spéculation et l’accaparement. Les deux registres de réponses se complètent, comme le montrent les mesures prises lors de la 4e crise d’approvisionnement de 805-807 qui les intègrent en développant un véritable répertoire des critères d’une oikonomia chrétienne (Nimègue, 806), ainsi que les conciles réformateurs de 813, prolongés sous le règne de Louis le Pieux au concile d’Attigny de 822 et aux conciles réformateurs de 829. L’élévation à 6 deniers en 806 du prix maximum du froment et des autres céréales, fixé à 4 deniers en 794 témoigne d’une tension durable sur le marché des céréales, peut-être liée à la succession d’années récoltes médiocres ou mauvaises consécutives au temps plus frais et plus humide qui prévaut dans le Nord-Ouest de l’Europe à partir de 800. L’analyse des capitulaires après 780 montre également la volonté de Charlemagne et de son entourage de jeter les bases d’un « bon gouvernement des campagnes » et d’améliorer les récoltes, avec ses préoccupations caractéristiques pour le savoir agronomique. En dépassant les rites propitiatoires et la caritas chrétienne qui avaient servi jusqu'en 779 à conjurer la faim, pour se préoccuper de bonne agriculture, de fixation des prix, etc., la politique annonaire s'inscrit à partir des années 780 dans le cadre de l'action rationnelle par rapport aux valeurs en établissant des moyens d'action par rapport à la conviction que la bonne royauté est liée indissolublement à la productivité de la nature. C'est dans ce sens qu'il est possible de parler, sans risque d’anachronisme, d'une véritable économie politique et morale des Carolingiens.