Résumé : En 1972, le magazine Playboy revenait, à l’occasion d’une interview d’Alinsky en douze parties, sur quelques éléments marquants de sa vie. Parmi ceux-ci, l’un d’eux a attiré mon attention. Il s’agit du littéral retournement de la communauté de Back of the Yards. Cette communauté dans la banlieue de Chicago – la première organisée par Alinsky dans les années 40 – avait réussi pas à pas à faire reculer pauvreté, racisme et exploitation. Mais à la veille de la mort d’Alinsky, les habitants et la communauté se trouvent aux prises avec leurs anciens démons. « Ils ont progressivement gravi les échelons des Have-Nots aux Have-a-little-want-mores jusqu’à aujourd’hui où ils ont lié leur sort à celui des Haves. C’est un comportement récurrent. La prospérité rend lâche chacun de nous, et Back of the Yards n’y fait pas exception. Ils ont basculé vers le côté obscur du succès, et leurs rêves d'un monde meilleur ont été remplacés par des cauchemars de peur – peur du changement, peur de perdre leurs biens matériels, peur des Noirs » . Comment une organisation de masse, « révolutionnaire », a-t-elle pu se retourner en l’espace de vingt-cinq ans ? Partant de l’exemple de Back of the Yards, il s’agit de questionner l’inéluctabilité de la reproduction et d’interroger l’inadéquation éventuelle entre but proposé par Alinsky et ses choix politiques et organisationnels. D’analyser pourquoi, malgré les batailles remportées, nous n’avons pas gagné la guerre. L’Homme de l’organisation communautaire, celui dont la seule idéologie est « le changement », a indéniablement – directement ou via ses organisateurs – amélioré le quotidien de communautés de Have-Nots. Ecrit dans un contexte américain difficile (Black Panthers, radicalisation des campus universitaires, luttes dans les ghettos, Weather Underground, grèves), Rules for radicals a inspiré des générations d’organisateurs, a eu le mérite de montrer les vertus, la nécessité et la faisabilité d’une remise en cause du status quo par la mise sur pied d’organisations permettant aux Have-Nots de gagner des batailles. Mais cette remise en cause semble durer le temps des luttes. Voire un peu plus longtemps. A plus long terme, Alinsky semble confronté au fameux statu quo qu’il abhorre. L’hypothèse de cet article est que les choix organisationnels et politiques au fondement de la « méthode Alinsky » conduisent au mieux à la création – en cas de succès – d’organisations de type trade-unionistes. Ces organisations défendent leurs membres, sur base de leurs intérêts spontanés, mais sont caractérisées par une absence de direction politique à donner à la lutte et une absence d’idéologie. La « méthode Alinsky » est une condition nécessaire à court terme mais non suffisante à long terme pour l’avènement de la « révolution » à laquelle il appelle. La première partie (I) parcourra certains éléments des choix organisationnels et politiques d’Alinsky et explorera les limites inhérentes de ces choix. La seconde partie (II) sera centrée sur la nécessité de développer une analyse politique, une conscience de classe, une idéologie et une organisation de l’avant-garde des révolutionnaires.