Article de presse ou de vulgarisation
Résumé : Carte blanche : Pour un dialogue des mémoires en BelgiqueUn collectif de signataires (*)Le 12/07/2008 à 00:00Un paradoxe semble sous-tendre les relations entre les deux principales communautés linguistiques belges : d’une part, la plupart des francophones interprètent les initiatives flamandes (vote de la scission de BHV, refus de nommer les trois bourgmestres de communes à facilités, décision de prendre en charge l’inspection de l’enseignement francophone en territoire flamand) comme des « gifles » de la part d’un adversaire tout-puissant. D’autre part, les Flamands dénoncent l’« arrogance » des francophones. D’ordinaire, l’arrogance est une attitude qui sied mieux à l’agresseur qu’à la victime. Il serait tentant de dénouer le paradoxe en considérant que les positionnements victimaires des uns et des autres permettent de légitimer leurs revendications, et donc de servir leurs objectifs politiques. Toutefois, bien qu’il faille tenir compte de cette dimension stratégique, il nous semble que celle-ci ne devrait pas nous mener à y réduire l’entièreté de la problématique. Du reste, c’est cette interprétation qui a sous-tendu les relations intercommunautaires jusqu’à présent, nous menant vers l’apparent cul-de-sac actuel.C’est plutôt en distinguant les natures des deux positions « victimaires » que nous pourrons dénouer ce paradoxe et, qui sait, débloquer la situation. D’une part, les francophones se sentent « giflés » à l’heure actuelle car ils sont désavoués par un groupe qui combine, depuis plusieurs décennies, un statut majoritaire au niveau national et une position dominante sur le plan économique. Les revendications d’autonomie, voire de séparatisme de la part de la Flandre sont réellement ressenties comme une menace par les francophones. Cette menace porte sur des éléments tangibles, comme l’avenir du système de sécurité sociale, autant que sur des éléments symboliques, comme la nation à laquelle ils s’identifient.D’autre part, le positionnement victimaire des Flamands semble de nature très différente. Bien qu’ils soient actuellement majoritaires et économiquement dominants, les Flamands se profilent comme un groupe marqué par une histoire de groupe dominé. Cette mémoire s’exprime de diverses manières. Elle imprègne les stratégies adoptées afin de faire face à cette fameuse « tache d’huile » qui se répandrait autour de Bruxelles ou l’irritation face aux résistances francophones à la scission de l’arrondissement BHV. Elle s’exprime à travers des récits qui mettent en scène des Flamands issus de milieux populaires dominés et méprisés par des bourgeois francophones. L’exemple le plus emblématique de cette mémoire collective est sans doute l’épisode de la guerre des tranchées, dans la région de l’Yser, où des soldats flamands seraient morts faute de ne pas avoir compris les ordres donnés en français par des officiers francophones. La mémoire collective flamande se focalise en particulier sur les deux guerres mondiales : un lourd sacrifice en vies humaines pour la première ; la double humiliation de la collaboration de certains militants flamands avec l’occupant suivie de la répression pour la seconde.Bien sûr, comme toute mémoire collective, celle-ci ne résiste pas toujours à une rigoureuse analyse historique : elle est émaillée d’inexactitudes, d’exagérations, et de déformations (voir la récente série « Saga Belgica », publiée dans Le Soir). Cependant, bien que ces discours ne reflètent pas nécessairement la réalité historique, ils expriment souvent une vérité tout aussi fondamentale. En effet, la mémoire collective se présente sous la forme de discours apparemment descriptifs, mais ceux-ci relèvent souvent de tout autre chose que d’une prétention à décrire objectivement des faits historiques ; ils révèlent un vrai malaise, ressenti ici et maintenant. Celui-ci peut s’exprimer de manières diverses parmi les différents groupes constituant la société flamande, loin d’être aussi uniforme que le portrait qu’en dressent souvent les éditorialistes francophones. Cependant, au-delà de ces divisions et des différentes significations qu’il peut revêtir, un même malaise à l’égard du lien entre l’identité flamande et ce passé semble partagé.Ce malaise flamand nous semble grandement sous-estimé par les francophones. Ceux-ci ont une tout autre manière de se représenter l’histoire du pays et ne se reconnaissent pas dans le portrait de dominateurs arrogants que dressent d’eux certains Flamands. Leurs mémoires sont également incomplètes et/ou partiellement déformées. De plus, ils tendent à mobiliser des représentations de la situation qui leur permettent de ne pas prendre la mesure réelle des revendications flamandes. Ainsi, l’idée selon laquelle seule une minorité de Flamands soutiennent les revendications autonomistes de leurs représentants politiques est très répandue parmi les francophones. Ce n’est pourtant pas ce que nous apprennent les scores électoraux de ces représentants, ni les résultats des sondages d’opinion au Nord du pays. De même, qualifier d’extrémiste toute prise de position flamande, en faisant implicitement ou explicitement référence à la collaboration, est parfois un moyen bien commode de délégitimer ces revendications et, accessoirement, de crisper encore davantage l’opinion flamande. Peut-être est-il temps de prêter attention à ce qui est pensé et ressenti au Nord du pays.Tant que les négociations entre Flamands et francophones seront imprégnées de ce malaise relatif à la mémoire des relations entre les deux groupes, il nous paraît peu probable qu’elles puissent se poursuivre dans la sérénité. Pour y remédier, il paraît nécessaire de mener un travail de mémoire. Ce travail consisterait moins à homogénéiser ces mémoires en accord avec les travaux scientifiques des historiens qu’à mettre en place un cadre qui permette aux discours mémoriels divergents d’être exprimés, entendus et reconnus.Reconnaître ne signifie pas forcément donner raison à l’autre ou céder à ses revendications, mais prêter attention au discours de l’autre, tenir compte de ses interprétations, leur reconnaître une valeur et être prêt, dans une certaine mesure, à remettre sa propre mémoire collective en question.Dans une carte blanche au journal De Morgen du 23 avril 2008, l’écrivain et professeur de littérature flamand Geert Buelens proposait précisément qu’« avant de procéder à une nouvelle phase de la réforme de l’Etat, il faudrait d’abord parler de l’Histoire ». Il suggère de réunir pendant un mois des politiciens, académiques et représentants de la société civile sous l’égide d’historiens respectés. « Les motifs respectifs des uns et des autres seraient écoutés et leur légitimité reconnue. » Même si de telles aspirations peuvent sembler utopiques ou naïves, l’urgence d’un tel type de travail nous semble indiscutable et nous conduit à nous rallier à cet appel de Buelens.(*) Laurent Licata, psychologue social, professeur assistant à l’ULB ; Ariane Bazan, psychologue clinicienne, chargée de cours à l’ULB ; Olivier Klein, psychologue social, chargé de cours à l’ULB ; Susann Heenen-Wolff, psychanalyste, chargée de cours à l’UCL ; Olivier Luminet, psychologue, chargé de cours à l’UCL et à l’ULB, président du groupe de contact FNRS « Mémoires collectives, approches croisées » ; Valérie Rosoux, politologue et philosophe, chercheur qualifié du FNRS – UCL.