Ouvrage auteur unique
Résumé : Depuis des siècles, les sauniers de la savane orientale africaine mettent à profit la saison sèche pour récolter du sel, précieux condiment qui, contenu à l’origine dans l’eau de sources salines, se cristallise avec la sécheresse sur la terre ou sur les végétaux. Cette industrie – car l’action de la nature doit ici être complétée par celle de l’homme – reste vivace parmi plusieurs communautés congolaises et zambiennes, au sein desquelles l’auteur et ses collaborateurs ont réalisé des enquêtes ethnographiques. Ces enquêtes sont complétées par des sources écrites, qui permettent de reconstituer le développement de l’activité sur presque deux siècles. Le peu d’intérêt suscité jusqu'à présent par ce champ de recherches est étonnant. En effet, de par la concomitance et l’interpénétration de ses aspects technologiques, économiques, sociaux, politiques et religieux, de par l’extension géographique et sociale des réseaux qu’il génère, le travail du sel n’est pas sans rappeler la kula trobriandaise, et constitue, au même titre que cette dernière, un bel exemple de ces « faits sociaux totaux » dont Marcel Mauss recommandait l’étude. Après la présentation des techniques du saunage, l’activité sera recontextualisée dans son tissu social. Le travail du sel apparaîtra ainsi comme un élément important de structuration des « chaînes de sociétés » de l’époque précoloniale et des premières décennies de la colonisation, car le produit cheminait alors sur des routes longues de centaines de kilomètres, colporté par des négociants spécialisés. Rare, localisé et nécessaire à la survie biologique de l’homme, le sel s’est parfois transformé en une monnaie destinée à des usages tant commerciaux que sociaux. Les autorités politiques cherchèrent à accaparer cette ressource, que ce soit à travers l’imposition d’un tribut ou, sur le plan symbolique, à travers l’association métaphorique du roi et du sel, les deux se déclinant en termes d’opulence, de médiation et d’échange. Bien que présente à tous les niveaux dont il vient d’être question, la dimension religieuse de l’activité occupera un important chapitre, car l’exploitation du sel est peut-être le meilleur paradigme des cultes territoriaux de cette partie de l’Afrique, qui sont tous centrés sur la médiation avec une présence spirituelle liée consubstantiellement aux lieux que l’homme exploite. Selon les traditions orales, le premier contact avec cette puissance entraîne toujours, dans le cas des salines, une mort d’homme, que celui-ci soit tué par les esprits ou sacrifié par les membres de sa communauté. Après cette alliance initiale, les chefs de terre doivent renouer le contact en procédant annuellement à une cérémonie d’ouverture du saunage, axée souvent sur un partage de nourriture avec les esprits, mais sur laquelle plane parfois aussi la référence au sacrifice humain. Si le travail du sel a perdu le statut central qui était le sien autrefois (et beaucoup de sauniers assignent cet étiolement à la disparition de leurs anciens rituels), il reste – ou est devenu – un vecteur important de l’identité de certaines sociétés rurales africaines. Comptant parmi les rares grandes activités collectives qui aient survécu aux transformations imposées par la société coloniale et post-coloniale, le saunage est vécu comme un élément de patrimoine, une dimension qu’il convient de ne pas négliger en regard des perspectives d’industrialisation régulièrement évoquées à propos des salines.