Résumé : Si l’omniprésence des chiffres au sein des sociétés occidentales a été largement documentée, rares sont les travaux qui se sont spécifiquement intéressés aux effets de la mise en nombre des pratiques culturelles sur les individus. Afin de caractériser les spécificités de la quantification lorsqu’elle s’applique à une activité aussi socialement valorisée — voire sacralisée — que les pratiques littéraires, nous avons conduit 31 entretiens semi-dirigés avec des lecteurs produisant ou consultant régulièrement du contenu littéraire sur Babelio, Livraddict ou Instagram — trois plateformes numériques ayant pour trait commun de faire figurer, au cœur de leurs interfaces, une multitude d’artefacts quantifiés : compteurs, statistiques, classements, pourcentages, graphiques, notes, etc. Notre objectif est ainsi de souligner la façon dont ce que nous appelons les « cultures de la quantification » favorisent une inflation des pratiques littéraires et un rapport managérial au soi lecteur. Cependant, et contrairement à d’autres formes de tracking, la quantification des pratiques littéraires n’implique pas seulement de maximiser ses métriques : le bon lecteur lit plus, et assidûment, mais ne lit pas trop — ce qui serait perçu comme un rapport déplacé, compétitif ou consumériste à la littérature. En somme, nous souhaitons montrer comment la quantification des pratiques littéraires favorise des discours et des pratiques souvent contradictoires, poussant les lecteurs à faire croître leurs métriques tout en manifestant une indifférence à leur égard, les invitant à augmenter la cadence tout en adoptant une posture ascétique, à réaffirmer la prévalence du plaisir de lecture tout en empruntant à l’entreprise néolibérale son ethos compétitif et sa grammaire managériale.