Résumé : De nos jours, il est possible de préciser quels sont les caractères du « style français » en épistémologie et histoire des sciences. Ils sont perceptibles notamment aux observateurs étrangers, qui parlent du « french network », du « french debate » ou encore de la « french theory », plutôt que de la succession de systèmes originaires (Brunschvicg, Bachelard, Cavaillès, Gueroult, Vuillemin, Granger, Foucault, etc.). Toutefois, nous avons le plus grand mal à saisir le commun d’un courant spécifique défini de manière univoque. La difficulté surgit du fait que ces philosophes opèrent au travers d’une dynamique désunificatrice du discours rationnel. Cette dynamique de désunion est aussi le point culminant qui les relie, même si leur fécondité transparaît à travers leurs opacités et leur flou. Elle démontre les opérations obliques et irrégulières qui ont été envisagées dans cette thèse. Élucider une réflexivité, vérifier ou montrer un échec, rationaliser une discontinuité, individualiser ou désunifier son propre style, etc. C’est ce que ces philosophes ont tenté de voir en philosophie avec vigueur et précision. Nos épistémologues français ont tenté de montrer les points de tension de leur perspective, et de prolonger le geste théorique qu’ils ont amorcé. En étant sous-appliquées la manière historique de l’« idéalisme radical » de la Dianoématique chez Gueroult et la manière métaconceptuelle de l’épistémologie comparative chez Granger, leurs manières rationnelles nous permettront de préciser en quel sens la « forme » et le « contenu », l’« objet » et l’« opération », le « système » ou le « style » se révèlent et s’actualisent au cœur même de la « désunification » qui désigne la dissociation de l'« unité » du fondement traditionnel ou de la tension actuelle du métaconcept pour adopter une perspective dynamique. Par là, en atténuant le diagnostic d’incommensurabilité, la notion de « style » est retrouvée comme la désunité du système des auteurs regroupés dans cette thèse. Nous pouvons considérer aujourd’hui que « travailler sur la désunification », c’est une sorte d’élucidation des sources et des progrès d’une réflexivité même des métaconcepts, en interrogeant sur les conditions générales a priori de la possibilité du discours scientifique, et en engageant au débat avec les philosophies systématiques de notre temps. Cependant, la manière historique de la Dianoématique de Gueroult, que nous avons adopté tout au long de ces travaux, ne nous donne aucun moyen de décider si les rapprochements ou les oppositions que l'on peut faire entre les systèmes sont fondés, et s'ils sont essentiels, ou simplement contingents. Par conséquent, comme le montre la Dianoématique elle-même, nous sommes envoyés aux catégories ou aux fondements traditionnels (aristotélisme, kantisme, etc.) dont les monographies de Gueroult nous invitent à nous méfier. Il faudrait donc vérifier si ces désunités des systèmes puissent remonter authentiquement la filiation conceptuelle de Kant, et s’ils puissent s’y réunir comme une véritable compréhension. Selon la Dianoématique de Gueroult, chaque système (ou style) devrait être une désunion comme individualité irréductible, loin de conduire à négliger la pluralité des objets et des méthodes. Gueroult nous apprend que, pour connaître une philosophie, il n’y a d’autre moyen que de reconstruire la « technologie des systèmes philosophiques ». C’est la raison pour laquelle l'analyse comparative des systèmes philosophiques devrait être renvoyée à la liberté absolue de l'histoire et à la compréhension de la densité des filiations conceptuelles. Et c’est avec Granger que cette tension s’est faite sensible. Cette thèse se divise en quatre sections principales dans une seule partie. La Première Section, intitulé « Granger et ses Maîtres : Genèse retrouvée des Métaconcepts », composé dans les trois chapitres, comprendra l’histoire critique de la manière métaconceptuelle de la philosophie ou l’histoire diatopique de l’épistémologie comparative. Nous y examinerons les héritages métaconceptuels des systèmes philosophiques chez Granger, leur genèse et leurs exigences. Granger s’est ouvertement reconnu trois maîtres incontestés : Bachelard, Cavaillès, Gueroult. Leur rapprochement n’enveloppe nulle contradiction : ils défendaient ensemble la pensée rationnelle, en rappelant la philosophie aux exigences de la preuve. En envisageant leurs fameux programmes, une grande partie de la réflexion métaconceptuelle de Granger s’est appliquée. En bénéficiant aussi d’une autre culture (tradition analytique issue de Frege, Russell, Wittgenstein, Strawson, Dummett), Granger remarquait déjà que l’outil mathématique qui compose les « formes complexes » à partir des plus élémentaires, créant par là-même les « objets de pensée » et les « systèmes d’opérations » qui déterminent ces objets, constituait la méthodologie fondamentale. En comprenant l’histoire des conceptions métaconceptuelles auxquelles cette histoire a donné lieu, nous mettrons au centre de l’investigation l’histoire du problème des rapports de la philosophie métaconceptuelle avec son passé. Par là, on pourrait donc dire que Granger était un élève des élèves originaux et dissidents de Léon Brunschvicg. La Section II, intitulé « (Méta-)Structuration syntaxico-symbolique des Concepts : Niveau dialectique de Forme-Contenu », composé dans les trois chapitres, déterminera les conditions de possibilité du passage de la « forme » de la philosophie du métaconcept à la « norme » de sa manière, en même temps que nous déterminerons la réalité des philosophies présentes dans l’histoire. La pensée formelle est l’un des instruments fondamentaux de connaissance scientifique. En effet, toute connaissance pourrait commencer par découper ou construire les « formes » qui sont à la fois objet et guide de l'élaboration progressive des théories. Par conséquent, l'acte premier de la connaissance est une attention aux formes, visibles ou cachées, stables ou instables, permanentes ou transitoires, génériques ou singulières (formes géométriques, dynamiques, organiques, économiques, sociales, etc.). Par conséquent, la « philosophie de la connaissance scientifique » est naturellement une « philosophie des formes » dont Granger s’attachera à développer les implications de diverses façons, en insistant sur la méditation essentielle du langage et sur l'articulation du discours scientifique en concepts. Par là, Granger s’attachera à la « philosophie de la pensée formelle », à savoir à la « philosophie du métaconcept ». La Section III, intitulé « (Méta-)Vérification sémantico-technique des Objets : Niveau dualistique d’Objet-Opération », composé dans les trois chapitres, déterminera comment ces « objets » pourraient se découper et s’individualiser dans nos champs perceptifs. Le métaconcept d’« objet » semble inséparable de ce que nous percevons par l’usage de nos sens. Quant au statut des « objets » qui ont été visés par la connaissance, la première interrogation concernerait leur représentation dans le langage. Tout d’abord, nous poserons la question de savoir ce que le privilège accordé aux noms dans le symbolisme peut signifier, et comment exprimer et distinguer l’existence d’« objets de pensée » et leur possibilité. Prolonger cette problématique nous amènera à examiner la notion d’« objet » avec les étapes qui se différencient selon les « types d’objet de la connaissance » : logique, linguistique, mathématique, science empirique, science humaine, etc. Nous pouvons définir la connaissance scientifique comme connaissance par la construction de modèles abstraits des phénomènes, qui ont été transmués en « objets ». Par conséquent, le métaconcept d'« objet » serait constitutif de toute science, quel qu'en soit le domaine phénoménal de référence. En revanche, c’est un trait métaconceptuel que nous avons déjà souligné à la section précédente sur la notion de « forme », qui a profondément déterminé la signification la plus générale de l’« objet », à savoir une corrélation parfaite avec un système opératoire. Par conséquent, le métaconcept d’« objet » et sa réalisation transconceptuelle dans les sciences sont inséparables du métaconcept de « forme » (par la médiation du métaconcept d’« opération »). Ici, on soulignera que cette codétermination est parfaitement compatible avec une absence de référence à la spatialité. Par conséquent, dans la science, il n'y a d’« objet » que lorsque la représentation des phénomènes puisse s'effectuer par le moyen du « système opératoire » suffisamment articulé, et lorsque le degré d’articulation de ce système opératoire puisse correspondre au degré de distinction descriptible des objets. Par là, le métaconcept d’« objet » pourrait étendre sa domination sémantique à toute autre réalisation d’objets qui apparaît distinctement dans l’expression de nos expériences. En définitive, les concepts de « contenu formel » et de « dualité d’opération-objet » tiennent une place fondamentale en théorie de la connaissance. C’est ce que Granger a vu avec vigueur et précision, en philosophie. La Section IV, intitulé « (Méta-)Individuation pragmatico-axiologique des Systèmes en Histoire des Sciences : Niveau diatopique de Style », composé dans les trois chapitres, déterminera la notion de « style » comme « catégorie de la pensée formelle » qui permettrait de caractériser le processus d’organisation des éléments exclus des objets structuraux construits par cette pensée ou encore des concepts exacts que la pensée scientifique pourrait construire. Cette notion s’appliquant à l’aspect résiduel de la structure, qui tend à en être éliminé ; les différents modes de structuration construits dans les différentes disciplines susceptibles de converger au cours du temps pour s’unifier en un même système de thèmes pour l’application d’une « analyse stylistique ». Dès lors, en permettant d’attribuer un statut théorique particulier à l’analyse philosophique de la dimension pragmatique, la notion de « style » suggère donc une réflexion sur la présence de l’individuel dans la construction du concept universel. En appliquant la « stylisation » à l’épistémologie historique des sciences et en examinant la généalogie même de cette manière, Granger envisagerait la question sur la possibilité de la « connaissance formelle de l’individuel ». Granger a adapté le rapport entre « forme » et « contenu » à la catégorie fondamentale de corrélation dans tout découpage du réel en formes et dans toute constitution d’objets. La notion de « style » recevrait une délégation du pouvoir humain de modeler et d’adapter des formes à des contenus. Par là, Granger adopterait une mobilité de l’opposition forme-contenu, de la relativité de l’individuation, de la multiplicité des niveaux où apparaît le style. En faisant apparaître l’« opposition de forme-contenu » par le contrôle correctif, la philosophie s'attacherait aux « conditions de possibilité » ou aux « contraintes internes » de la pratique scientifique. En ne se limitant pas aux faits d’ordre psychologique ou sociologique, la « stylisation » pourrait découvrir les conditions internes à l’œuvre qui rendent possible l’avènement des significations. En traitant de l’« œuvre » dans le domaine scientifique, nous pouvons la considérer comme la « marque de son auteur ». Les « effets de style » sont les moyens indirects par lesquels l’« individu » se manifeste dans le rapport avec le contenu propre de son œuvre, en thématisant une structure. De toute façon, l’« individu » ne serait pas la racine de l’œuvre, mais fait partie de l’œuvre. En ce sens, le style est effectif dans tout acte concret du travail humain. Par conséquent, l’« analyse stylistique » saisit l’individuation des structures en tant que processus cognitif. De la sorte, en restituant les opérations de connaissance, l’« analyse stylistique » peut situer la pensée créatrice dans le mouvement autonome et interne des sciences. Dans ces sciences, s’il y a une nécessité interne génératrice des formes et des contenus, cette nécessité n’est conditionnée que par l’activité individualisante du travail que l’esprit scientifique constitue. Par conséquent, le style est la modalité d’intégration de l’individuel dans un processus concret du travail qui se présente nécessairement dans toutes les formes de la pratique. En définitive, il nous a paru utile de réviser le bon emploi de la notion de « catégorie » pour tenter de récapituler les relations entre les recherches centrales qui ont été discutées dans les différents chapitres de cette thèse. En effet, la notion de « catégorie » concernera tout directement les « métaconcepts », et évoquera une conception proprement dynamique de la méta-rationalité, en adoptant la régulation ou la recalibration tactique/stratégique dans le discours scientifique actuellement en cours d’élaboration.