Résumé : Cette thèse cherche à décrire et conceptualiser les pratiques de production urbaine, de transformation du bâti et de parcellement du sol dans la ville de Bukavu, une ville moyenne et frontalière située à l’Est de la RD Congo, au sein de la région des Grands Lacs riche en ressources minières et en proie aux conflits armés. La ville est confrontée à des contraintes géomorphologiques importantes, notamment des fortes pentes et des cours d'eau (lac et rivières) qui traversent la ville, réduisant considérablement la capacité d'accueil du périmètre urbain. De plus, la ville fait face à une pression démographique accrue, due en grande partie à l'exode rural causé par les conflits armés autour des zones minières qui l’entourent et subit actuellement une transformation caractérisée de son paysage naturel. La thèse analyse les dispositifs mobilisés par les acteurs qui transforment la ville et fait une lecture de la production urbaine qui en est la résultante. Pour cela, et en préalable, il est nécessaire de bien comprendre le décalage entre l’existence de fait d’instruments de régulation de la production urbaine et d’une administration sensée les appliquer sur le terrain, et une réalité tout autre, dans laquelle l’administration et les décideurs politiques jouent un rôle bien différent. Le secteur public n’est pas régulièrement subsidié, se finance directement par le prélèvement de taxes sur le terrain, sans pour autant exercer réellement son travail de contrôle, et donc, sans endosser la responsabilité de la qualité du bâti. Les acteurs qui transforment la ville n’ont de leur côté pas la possibilité de se soustraire à la taxation mais jouent sur cette non prise de responsabilité pour la négocier. C’est ce jeu subtil d’ajustements mutuels entre candidats bâtisseurs et régulation publique qui est au centre de l’analyse, et qui permet de mieux comprendre ce qui est jusqu’ici sommairement qualifié de pratiques informelles. La thèse, tout au long de ses différents chapitres, cherche à mettre en lumière les normes pratiques qui forment le cadre de l’urbanisation de Bukavu. Ces pratiques ont été observées à travers le processus d’élaboration du plan d’urbanisme pendant les périodes coloniale et contemporaine, celui d’affectation, d’appropriation et de mise en valeur du foncier à bâtir ainsi que du processus relatif à l’obtention du permis de construire. En corollaire, la gestion de la production urbaine constitue un défi majeur avec des enjeux complexes liés à l’affectation et à la mise en valeur du sol. Dans ce contexte marqué par des difficultés de maîtrise et de contrôle du développement urbain, de nouvelles pratiques émergent, générant ainsi de nouvelles formes de gouvernance. Sous l'influence principale de la pression démographique, la configuration urbaine se caractérise par l'émergence de morcellements parcellaires, avec l'adoption de la pratique du "sosa kone" ou "construire en hauteur". Cette approche vise à fournir des terrains constructibles en grand nombre, répondant ainsi à la pénurie d'espaces disponibles en milieu urbain. Le marché foncier est le reflet d’une logique d'accumulation du capital, où les commissionnaires jouent un rôle central et exercent une influence significative sur la norme établie par le fait accompli. Il ressort une hybridité des enjeux publics et privés, où la corruption devient une ressource cruciale dans l'interaction entre l'espace et les acteurs. Les habitants développent de nombreuses initiatives à leur échelle pour répondre à leurs besoins urbains et sont des acteurs importants de l’organisation de leur environnement immédiat. Ce qui a conduit ce travail à recourir au concept d’urbanisation endogène où pullulent les constructions des habitants, le permis de construire se révélant comme une ressource pour maximiser la rente foncière plutôt que comme un instrument de régulation publique de la fabrique urbaine. L’urbanisation de Bukavu se fait donc par une pluralité d’acteurs et se développe en tâche d’huile avec des services techniques urbains (affaires foncières, urbanisme et habitat) qui oscillent entre logiques institutionnelles et logiques fonctionnelles en marge ou de connivence avec les instruments de gestion urbaine (plan, cadastre et permis de construire) qui jouent un moindre rôle directeur. Ces logiques qui dépendent des situations, des lieux et des temps, sont guidées essentiellement par la recherche de l’intérêt privé qui supplante l’intérêt collectif. In fine, il en résulte une tension permanente entre le cadre socio spatial et le cadre socio-économique qui se reflète dans l’espace bâti. Malgré le décalage entre ses options et le développement réel de la ville en train de se faire, le plan d’urbanisme demeure dans l’imaginaire collectif des acteurs urbains locaux, l’outil par excellence pour répondre durablement au catalogue des problèmes urbains. La dissertation porte donc sur la nature même du regard sur les pratiques de régulation de l’urbanisation de Bukavu, mettant en avant qu’il est nécessaire de sortir du schéma normatif distinguant un pouvoir public au service de l’intérêt général tempérant et régulant l’action d’acteurs privés, et revendique la reconnaissance d’un mode d’action collective spécifique où ces deux sphères s’interpénètrent largement. Il s’agit d’aller au-delà du constat de la déliquescence de l’Etat congolais, de l’inefficience des instruments officiels de régulation par le plan et du chaos de l’informel pour comprendre et reconnaître l’activité foncière et immobilière d’un urbanisme aux mains des intermédiaires.