Résumé : Cette recherche doctorale se concentre sur le processus d’incorporation à l’œuvre dans des activités à la fois de loisir et militantes qui placent le corps et le genre au centre de leurs pratiques. Dans les terrains étudiés, mais aussi plus largement dans les milieux militants féministes et LGBTQIA+, le corps fait en effet l’objet d’un regain d’intérêt, en tant qu’outil et enjeu de subversion des assignations de genre. Cette récente emphase sur la corporéité amène à questionner ce que peut le corps que l’intellect seul ne puisse pas réaliser. Plus spécifiquement, la tâche sera d’élucider d’une part les variations sensorielles, motrices, physiologiques mais aussi émotionnelles qui se jouent dans ces processus, et d’autre part, les effets de ces modifications sur le soi et sur l’identité de genre.Les trois terrains étudiés ont été choisis pour le travail sur le corps et sur soi qui y est accompli, ainsi que pour leur approche militante en termes d’émancipation vis-à-vis des normes de genre. Le roller derby est un sport amateur récent qui revendique un bagage féministe. Sport de contact sur patins à roulettes, d’abord exclusivement féminin, le roller derby propose des modèles de féminités alternatives, dans le sillage du mouvement riot grrrl, tandis qu’il se revendique en rupture avec les institutions sportives et avec les catégories de genre binaires. Le transformisme drag king est une pratique de performance scénique qui consiste à incarner un personnage d’apparence masculine, au moyen de divers artifices. Les ateliers transformistes constituent tant une voie d’expression identitaire pour les participant·es que la mise en œuvre pédagogique d’un constructivisme de genre pour les structures LGBTQIA+ qui les organisent. L’autodéfense féministe quant à elle est une tradition séculaire qui connaît en Belgique un renouveau depuis une vingtaine d’années. A partir d’une lecture politique des violences, l’autodéfense féministe propose un ensemble de techniques physiques, émotionnelles, mentales et verbales permettant aux femmes et minorités de genre de reconnaître et prévenir les agressions ainsi que d’y résister par leurs propres moyens. Les terrains prennent place dans le paysage militant bruxellois, présentant par ce contexte partagé des porosités dans les approches et les publics. Travailler sur trois terrains permet d’identifier ce que ces pratiques ont en commun en termes de processus d’agencéité corporelle ainsi que de relever leurs contrastes en termes de trajectoires de genre, faites d’interactions, de confrontations et d’(in)validations. Les données récoltées lors d’observations participantes sur chaque terrain ont été transcrites sous la forme d’un journal autoethnographique. C’est ce matériau qui a ensuite servi à l’analyse. Ce choix de méthodologie s’envisage en dialogue avec le cadre théorique qui fait appel à une approche phénoménologique du corps mais emprunte aussi au néo-matérialisme et au post-structuralisme pour interpréter les spécificités de l’incorporation sous le prisme du genre. En effet, s’il est admis que le corps est un des lieux d’expression du pouvoir comme de la contestation (Foucault 2001; Butler 2009; Bartky 1988), il semble nécessaire d’investiguer le processus d’incorporation à travers la matérialité d’un corps vécu tel que l’envisage la phénoménologie. Dans cette perspective, des corps positionnés comme différents en raison de leurs appartenances et configurations physiques et sociales généreront des situations et des perceptions différentes. L’incorporation représente donc cette configuration spécifique du corps et de l’identité d’un individu (Merleau-Ponty 2009; Ahmed 2006; Young 1990). Or, la minorisation et l’objectivation auxquelles sont confrontées les femmes et minorités de genre contribuent à les positionner en tant que corps avant d’être sujets, confrontées à une altérité structurelle, mais aussi à une naturalité problématique (Young 1990; Grosz 1994; Probyn 1992). Dans cette approche de l’incorporation genrée, on peut donc postuler que certaines expériences corporelles, à plus forte raison dans un cadre militant et collectif, peuvent modifier substantiellement une posture d’appréhension et d’action sur le monde. L’incorporation doit s’envisager comme processus, tandis que l’objet de cette thèse est d’observer au plus près les modalités de ce processus en termes de travail sur soi par le biais du corps. Si le corps peut servir de terrain d’expression de l’identité de genre, permettant de confirmer ou d’infirmer le système normatif mais aussi de se positionner relativement à autrui (Connell 2012), il se trouve être à la fois malléable et à la fois récalcitrant.Mon hypothèse est que l’investissement dans les pratiques étudiées permet d’aligner le soi avec le corps vécu et matériel – corps qui a un temps été écarté des pratiques politiques comme de la théorie mais qui est fait à présent l’objet d’un réinvestissement. Alors que le soi, son éthos et ses valeurs militantes emportent une série d’attentes et représentations en termes de plasticité du genre, d’autonomie, de capacités physiques, etc., c’est donc au travers du corps qu’il faut les mettre en œuvre. C’est par le corps, objectivé, précarisé, rendu vulnérable mais aussi détenteur d’une matérialité propre que se produit un cheminement subjectif d’acquisition de nouvelles dispositions et de repositionnement de genre, qu’il convient de qualifier de conversion corporelle.