Résumé : Comment expliquer la communautarisation de la défense commerciale ? La littérature existante renvoie surtout aux jeux d’intérêts entre les États membres de l’Union européenne, ou aux pressions exercées par leurs industries. Elle interroge peu le rôle des fonctionnaires de la Commission européenne.La présente thèse étudie ce rôle dans le cadre de la défense commerciale. Au début des années 1970, cette politique, utilisée pour protéger les industries européennes de leur concurrence étrangère, était principalement l’affaire des administrations nationales. La Commission jouait un rôle secondaire. Deux décennies plus tard, au début des années 1990, la situation s’était inversée. Quelques fonctionnaires de la Commission avaient développé avec succès un nouveau directorat antidumping à l’intérieur de la direction–générale du commerce. Ce directorat était passé de trois à plus de 80 personnes en vingt ans.Pour éclairer cette montée en puissance, la thèse s’intéresse aux pratiques des fonctionnaires. Elle définit la réglementation antidumping comme un instrument à double tranchant, qui permet, autorise, tout autant qu’il force, contraint. Dans cette optique, la croissance de l’instrument se lit comme un déploiement d’un système de potentialités initial. Les choix qui menèrent au chemin effectivement suivi ne se firent pas sans heurt. Les fonctionnaires travaillaient à la croisée de pressions contraires, avec d’un côté les intérêts européens qu’ils devaient servir, et de l’autre les avocats qui représentaient les industries extra-européennes. Afin de maîtriser ces pressions, ils développèrent de nouvelles techniques d’interprétation juridique. La procéduralisation résultante déboucha sur un instrument communautarisé mais aussi dépolitisé, du moins en apparence. À présent, dans l’arène de l’antidumping, les fonctionnaires, avocats et lobbyistes s’affrontent à coup d’arguments comptables et juridiques propres à l’instrument. Les décisions politiques que ce personnel prend ne sont donc plus compréhensibles que par quelques spécialistes. L’enquête a commencé avec la récolte des archives des institutions européennes relatives à l’antidumping pendant les années1960 et 1970. Elle s’est poursuivie avec la construction d’une base de données retraçant le parcours jurisprudentiel des avocats spécialistes en droit de l’antidumping. L’étude de ces matériaux a ensuite nourri 43 entretiens semi-directifs avec les fonctionnaires, lobbyistes et avocats qui ont pu être retrouvés. L’accent a été mis sur les incertitudes auxquelles les acteurs ont été confrontés, afin de cerner la marge de discrétion dont ils disposaient. Ces entretiens ont été complétés par un stage de cinq mois à la Commission, où le droit communautaire a été pratiqué à la première personne. Ce stage permit à l’auteur de mieux saisir la double nature, à la fois libératrice et contraignante, du droit européen.