Résumé : L'intégration de la santé mentale dans les soins primaires a été décrite comme une stratégie efficace pour s'attaquer au fardeau toujours croissant de la maladie mentale, faisant d’elle une priorité mondiale. Des expériences réussies sont rapportées dans plusieurs études aussi bien dans les pays en développement que dans les pays développés. En Guinée, une expérience d’intégration des soins en santé mentale dans des centres de santé est en cours depuis 20 ans. Initiée par l’Organisation Non Gouvernementale Fraternité Médicale Guinée dans le cadre du projet Santé Mentale en Milieu Ouvert Africain (SaMOA), cette expérience concerne actuellement 5 centres de santé associatifs et 5 centres de santé publics. Notre recherche doctorale analyse cette expérience et examine dans quelle mesure et par quels mécanismes l’intégration de la santé mentale en première ligne peut non seulement améliorer l’accès aux soins de santé mentale mais aussi renforcer la qualité des soins en général à travers une approche plus centrée sur le patient. Nous avons évalué l’expérience à travers plusieurs études, menées dans une approche d’évaluation basée sur la théorie. La première étude a permis de décrire minutieusement l’expérience menée, en l’organisant par une ligne du temps, sur base de la documentation rassemblée. Cette expérience pilote a trouvé un terreau favorable dans les centres de santé associatifs de Fraternité Médicale Guinée caractérisés par un fonctionnement peu bureaucratique. Elle a été ensuite étendue à d’autres centres de santé publics et associatifs.La seconde étude avait pour objectif d’appréhender les éventuelles attitudes de stigmatisation parmi les étudiants de première et dernière année en médecine à l’Université de Conakry, à partir de focus groups interrogeant leurs représentations de la maladie mentale, des malades mentaux et de la psychiatrie. Beaucoup regrettent la discrimination dont font l’objet les malades mentaux dans la société guinéenne, mais partagent néanmoins avec la population générale des attitudes de stigmatisation. Le stéréotype dominant est la grande folie, même si les étudiants de dernière année citent des troubles mentaux plus diversifiés. Il y a une forte adhésion aux modèles explicatifs profanes intégrant les forces occultes ainsi qu’au recours aux soins traditionnels pour les traiter, y compris parmi les étudiants de dernière année de médecine. La troisième étude analyse les effets de l’intégration de la santé mentale sur les attitudes du personnel : déstigmatisation de la maladie mentale d’une part, approche centrée sur le patient d’autre part. Elle repose sur des entretiens semi-structurés avec 27 soignants de centres ayant intégré la santé mentale (SM+) et 11 soignants de centres n’offrant pas de soins en santé mentale (SM–). Contrairement aux soignants SM– au discours stigmatisant, tous les soignants SM+ ont surmonté leurs peurs et développé des attitudes positives envers les malades mentaux, notamment grâce à l’expérience de succès thérapeutiques. Une partie des SM+ a en outre découvert et adopté une approche centrée sur le patient, tandis que d’autres restaient dans une logique biomédicale. Un facteur favorable à l’approche centrée sur le patient a été un dispositif de formation in situ (consultations conjointes, travail en équipe, action communautaire) prenant en compte les besoins émotionnels des soignants et proposant un modèle de rôle centré sur le patient. Mais ce dispositif n’a pu fonctionner de manière optimale que dans le contexte non bureaucratique d’un centre associatif à orientation communautaire, implanté dans la capitale et disposant d’une équipe stable et qualifiée.La quatrième étude évalue l’utilisation des soins en santé mentale dans les 5 centres ayant intégré ces soins à partir des données des registres de consultation et des dossiers individuels de malades. Dans ces centres, les problèmes de santé mentale représentent en moyenne 3% des premiers contacts. Toutes les pathologies mentales courantes sont rencontrées et prises en charge. L’utilisation des soins varie assez fortement d’un centre à l’autre.Enfin la cinquième étude a analysé 450 consultations menées par 18 prestataires dans des centres de santé, afin d’évaluer dans quelle mesure l’intégration des soins de santé mentale avait amélioré la qualité des relations soignants-soignés dans des soins de première ligne en général. Les données ont été recueillies par l’observation des 450 consultations sur base de l’outil Global Consultation Rating Scale (CGRS), des entretiens individuels avec les patients à la sortie de la consultation sur base du Patient Participation Scale (PPS) et des questionnaires auto-administrés par les prestataires. La comparaison des 175 consultations menées dans des centres ayant intégrés les soins de santé mentale avec les 275 consultations menées dans des centres non intégrés, met en évidence un score de participation plus élevé pour les patients consultant dans des centres intégrés. La qualité de la communication soignants-soignés est également meilleure pour les consultations menées dans ces centres. Le discours des soignants SM+ est plus centré sur le patient et se distingue du discours plus biomédical des SM-.L’expérience a donc montré que, dans des conditions favorables, il est possible d’intégrer la santé mentale dans la pratique des centres de santé, avec des bénéfices en termes d’accès aux soins, de pathologies prises en charge, de réduction de la stigmatisation, du renforcement d’une approche plus globale de la santé mentale et de l’évolution des soins de santé primaires en général vers une approche plus centrée sur les patients. Plusieurs pistes de réflexions pour l’élargissement et la poursuite de l’intégration de la santé mentale en Guinée et dans d’autres pays à faibles revenus sont discutées : (1) un processus de formation intégrant le transfert de connaissances et l’acquisition d’attitudes centrées sur le patient ; (2) un encadrement continu des soignants ; (3) une culture organisationnelle non bureaucratique encourageant l’initiative et la réflexivité ; (4) la disponibilité en médicaments psychotropes essentiels et génériques ; (5) l’établissement de ponts avec la médecine traditionnelle et (6) la mise en réseau des acteurs du domaine de la santé mentale. L’enjeu actuel pour la Guinée est le passage à échelle de manière à étendre significativement la couverture en soins de santé mentale tout en favorisant leur qualité. Les leçons que nous en tirons pourront guider les gestionnaires des systèmes de santé à développer des soins de santé mentale et d’en tirer les bénéfices en termes d’accès, d’utilisation et de qualité.