Résumé : Le 31 août 2016, la présidente brésilienne Dilma Rousseff est destituée. En amont de cette procédure, quatre manifestations rassemblent plus de 100 000 personnes (Institut Instituto Datafolha, 2016) sur l’avenue principale de São Paulo et dans tout le Brésil, pour réclamer cette destitution. Comment ce mouvement social a-t-il réussi à mobiliser autant de Brésiliens dans un pays pourtant dirigé fructueusement pendant douze ans par le parti de la présidente ? Alors que son prédécesseur, Lula da Silva quitte le pouvoir en 2010 avec un taux d’approbation de 87% ? Comment ces groupes jusqu’alors associés à une droite réactionnaire et minoritaire ont-ils réussi à conquérir « les corps, les cœurs et les esprits » des Brésiliens ? Cette thèse explore le processus par lequel le sens donné (les idées, les valeurs et les croyances) a convaincu de la légitimité du mouvement. Dès 2015, trois organisations s’imposent comme dirigeantes du mouvement : VemPraRua (Viens dans la rue ! - VpR), le Mouvement Brésil Libre (Movimento Brasil Livre - MBL) et les Révoltés en ligne (Revoltados ONLINE - ROL). Ces groupes formés entre 2006 et 2014 rassemblent des militants de tous les âges (entre 18 et 64 ans) et procèdent à différentes actions online et offline pour porter leurs revendications. Cette recherche se concentre sur ceux qui ont été convaincus du sens donné au mouvement au point de l’investir : les militants. L’analyse identifie les lignes de forces sémantiques du mouvement en explorant et en confrontant les discours à deux niveaux. D’un côté, au niveau méso - le sens produit par les organisations qui ont dirigé le mouvement analysé par les théories des cadrages de l’action collective (Snow et al., 2014) et augmenté par le concept de « dispositifs de sensibilisation » (Traïni, 2009). De l’autre, au niveau micro, les spécificités des cadrages, notamment les registres émotionnels qui sont confrontés aux mises en récit de l’engagement des militants du mouvement. Les mises en récit recueillies par entretien sont déconstruites et les références à la socialisation primaire et secondaire (Berger & Luckmann, 1966) mobilisées dans le récit par le militant sont mises en perspective de son âge et de son appartenance socio-économique (Souza & Lamounier, 2010). Cette reconstruction du sens en fonction, entre autres, de « l’effet générationnel » (Ihl, 2002) nous permet de dresser trois profils façon deep-story (Hochschild, 2016) des militants qui se sont engagés : les « Guerriers du Brésil, en croisade pour la vérité », les « Citoyens exemplaires » et « Being Right-wing Is The New Cool ». Le corpus de données a été assemblé lors de plusieurs terrains de recherche au Brésil entre 2015 et 2018, il est principalement composé d’une cinquantaine d’entretiens avec les militants des trois organisations, mais également d’observations et de consultations de la presse en ligne, ainsi que de l’étude de publications en ligne de ces trois groupes. Le processus analytique est inductif et comparatif puisqu’à l’intérieur du cas d’étude, les différentes entités sont comparées entre elles à des fins heuristiques. Les résultats obtenus ont été agencés à partir d’un traitement qualitatif, type analyse thématique de contenu et s’illustrent sur deux plans. Le premier plan concerne l’analyse des cadrages : deux des trois organisations mobilisent des cadrages qui présentent la cause comme celle d’un « contre-public subordonné » (Warner, 2002). Le répertoire discursif de « contre-public » permet aux organisations de présenter leurs valeurs et leurs idées comme rejetées par un public dominant. Les deux organisations qui y ont eu recours ont également développé une formulation de leur identité collective appelée « éthos du dominé » qu’ils affirment stratégiquement dans leurs cadrages. L’une de ces deux organisations a également recourt à une formulation du discours appelé « éthos pamphlétaire » qui reconfigure le sens en le présentant dans un triptyque entre un énonciateur, une « Vérité » et des coupables (Durand et Sindaco, 2015), mise en forme du discours qu’on retrouve dans la rhétorique du complot (Danblon & al., 2010). Au deuxième plan, dans le prolongement des recherches psycho-sociales menées sur l’engagement de droite radicale et extrême en Europe (Klandermans et Mayer, 2005) et des recherches menées sur les électeurs républicains aux États-Unis (Hochschlild, 2016), l’analyse des mises en récit de l’engagement souligne l’importance du rôle des émotions dans le processus. L’aspect affectif ou « l’émotricité » (Le Cam & Ruellan, 2017) permet de comprendre comment le sens résonne sur le plan cognitif et affectif, induisant l’engagement du militant. Dans les mises en récit, les militants se réfèrent à des ressentis négatifs comme la honte, la peur, le dégoût et la pitié qui sont transformés à travers le sens que leurs ont donné les cadrages produits par l’organisation et par conséquent deviennent des émotions positives telles que fierté, colère ou indignation. Bien que les résultats de cette recherche soient spécifiques au cas d’étude brésilien, une partie des observations reste pertinente pour amorcer une réflexion sur la manière dont les droites actuelles, actives dans d’autres régions du monde, formulent et reconfigurent le sens qu’elles donnent à leurs idées et leurs valeurs. Au niveau de la formulation des discours, « l’ethos du dominé » et « l’ethos pamphlétaire » sont caractéristiques des organisations qui s’identifient à un contre-public, ces procédés rhétoriques reconfigurent le sens donné à la cause du mouvement. La résonance de ces discours chez des personnes qui ressentent un affect négatif, un décalage avec le monde qui les entoure, est liée au pouvoir transformateur de ce discours qui les représentent comme des héros, des dominés en droit de se battre pour leurs idées.