Résumé : Loin de la simple chronique de l’occupation, cette recherche se situe au point de convergence de plusieurs grands axes empruntés ces dernières années par la recherche historique contemporaine. Elle s’inscrit tout d’abord dans le sillage des études consacrées depuis les années 1990 aux occupations militaires et par extension aux phénomènes d’occupation dans leur ensemble, qui constituent des expériences majeures des conflits armés. Cette recherche se situe ensuite à la croisée des travaux portant sur les sorties de guerre, sur leur complexité et leur richesse, et à travers elle sur les processus de démobilisation qui les sous-tendent. Elle s’inscrit enfin dans le débat portant sur l’application du droit international et met à mal le paradigme de la ‘Belgique victime’ passive, pour la camper dans le rôle d’acteur dominant, amené à appliquer les lois de la guerre et à les faire respecter par ses hommes.Trois questionnements fondamentaux sous-tendent ce travail et en transcendent les chapitres. Ils constituent les fils conducteurs d’une réflexion qui se fait l’écho des débats qui animent actuellement la communauté historienne internationale.Il s’agira d’abord de tenir un baromètre de la démobilisation culturelle à mesure que se déroule l’occupation interalliée de la rive gauche du Rhin. Notion forgée par John Horne, la démobilisation culturelle qui n’a rien d’une évolution linéaire et inexorable, s’amorce lentement et se poursuit longtemps après le retour à l’état de paix . Elle se caractérise par une déprise de la violence dans les relations internationales et dans les sociétés belligérantes. La rive gauche du Rhin constitue à cet égard un microcosme où les acteurs, issus de communautés nationales marquées par des expériences de guerre différentes, se trouvent engagés dans une épreuve aux enjeux internationaux capitaux pour l’instauration d’une paix durable. Enclenché en 1918, ce processus demeure particulièrement lent dans certaines sphères, comme celle des forces combattantes à l’œuvre sur le terrain, qui sont confrontées à des soubresauts s’apparentant à un état de guerre. Ces secousses au sens tellurique du terme culminent avec l’intervention franco-belge dans le Bassin de la Ruhr, qui en constitue le climax. Même si cette opération se déroule en dehors de la zone géographique étudiée, elle n’en revêt pas moins une importance capitale : avec sa violence multiforme, parfois masquée par l’euphémisme de ‘résistance passive’, elle imprime un sceau particulier aux relations entre néo-occupants et néo-occupés, sur une scène affectée par des facteurs politiques et conjoncturels.Au fil des événements, les liens entre les communautés se renouent, puis se distendent, et finissent par se pacifier. Le rythme, la fréquence et l’intensité avec lesquels s’opèrent ces contacts doivent donc concentrer toute l’attention au cours de la décennie qui suit la suspension des hostilités.Mais cette question des liens entre communautés en commande une autre qui porte sur les stratégies de pouvoir mise en œuvre dans le cadre de ces relations, en vue de gérer les coopérations et les conflits. Il importe ici de sortir du rapport binaire traditionnel occupant/occupé, à cet égard réducteur, pour adopter une approche multipolaire. Qu’ils soient belges ou allemands, civils ou militaires, tous appréhendent ces échanges à l’aune de leur expérience passée, en tant qu’individu mais aussi en tant que membre d’un corps. Ces expériences de guerre multiples façonnent des comportements d’évitement, de gestion ou d’excitation des conflits et attestent d’une perception des relations internationales futures bien différente. Au sein de la communauté belge sur le Rhin, les deux tendances cohabitent, incarnées par le Haut-commissariat belge (HCB) d’une part et le haut-commandement de l’Armée belge d’occupation (AO) d’autre part. Les fréquents accrochages qui émaillent leurs rapports sont liés à des divergences de vues en matière de gestion des coopérations et conflits entre occupants et occupés et à une vision de l’avenir réceptive ou non à la réconciliation. L’absence d’une ligne de conduite claire du gouvernement de Bruxelles ouvre la porte aux désaccords et rivalités entre les départements ministériels, leurs administrations et leurs mandataires sur le terrain.Prise sous cet angle, la question nous introduit au cœur d’une autre interrogation : quels sont les indicateurs de l’une ou l’autre stratégie ? Les degrés de rapprochements tolérés ou pas, de la fréquentation a minima à la collaboration perçue comme une trahison, et a contrario les degrés d’éloignement préconisés ou pas, de l’expulsion pure et simple au maintien à distance, au sens propre comme au figuré, sont nombreux. L’amplitude est une question de point de vue. Ce qui sera jugé inévitable ou insignifiant par certains contemporains, pourra revêtir un caractère utile ou profitable pour d’autres, et deviendra néfaste et scandaleux pour les derniers, voire sera source de conflit. C’est précisément à travers le prisme du conflit, tout comme à travers celui du refus ou de l’opposition, que nous tenterons d’appréhender en miroir l’éventail de ce qui est toléré, de ce qui est préconisé, de ce qui est imposé. Lieux de rencontre privilégié entre occupants et occupés, la justice militaire, en se substituant aux tribunaux locaux pour une série de crimes et délits perpétrés par des justiciables belges et allemands, permet d’en appréhender toute l’amplitude, d’en franchir tous les paliers et d’en fixer tous les échelons. Ce procédé permet une approche dynamique, en suivant au fil des ans le rapport du soldat et du civil à la norme, ainsi que l’évolution de cette dernière, tout au long de l’occupation. Il permet aussi de donner un coup de projecteur sur les formes de violence, organisées ou spontanées, qui entache cette décennie.