Résumé : Ces dernières décennies, les modifications restrictives des politiques migratoires en Europe ont suscité un débat sur la nature de ces changements. Selon différents auteurs, l'introduction de mesures restrictives vise moins à arrêter l’immigration qu'à sélectionner les migrants, en limitant l’arrivée de ceux considérés comme "indésirables", notamment les étrangers venant sur base d’un regroupement familial. Les auteurs étudiant la politique de regroupement familial, politique restée pendant longtemps sous-étudiée, mettent en évidence le rôle de critères raciaux et économiques dans la construction des familles migrantes " (in)désirables ". Néanmoins, cette littérature questionne peu ce qu’il advient des textes législatifs après leur rédaction, négligeant ainsi l’importance de la phase de mise en œuvre dans le processus d'élaboration des politiques publiques. À l’aide de l’approche street-level bureaucracy, cette dissertation vise à répondre à cette question, laissée en suspens. Ainsi, cette recherche doctorale se concentre sur l’étude des réformes des politiques de regroupement familial en Europe et, singulièrement, en Belgique. Sur base de données produites à l’aide d’une démarche ethnographique et, plus exactement, sur un travail de terrain de longue haleine réalisé à l’Office des étrangers, administration qui traite les demandes de regroupement familial, cette dissertation fait apparaître que le travail quotidien des fonctionnaires en charge de l’évaluation de ces dossiers comporte deux dimensions. Premièrement, ils catégorisent les familles selon les notions de fraude et de confiance et, deuxièmement, ils tentent de justifier légalement la décision de refuser celles définies comme suspectes. Ceci met en lumière le rôle politique de l'administration : les fonctionnaires définissent, en pratique, quelle forme prend la sélection des familles immigrées. Toutefois, cette sélection est contrainte par la nécessité de justifier légalement les refus et la possibilité donnée à l’étranger de contester en justice les décisions prises par l'administration à son égard. Cela révèle que les fonctionnaires n'agissent pas en vase clos, mais que leurs actions sont limitées par le pouvoir judiciaire. Néanmoins, nos résultats démontrent que l’enjeu du travail administratif ne réside pas uniquement dans la mise en conformité avec la jurisprudence existante. Ceci nous amène à reconsidérer le rôle politique de l'administration, tel que conçu par l’approche street-level bureaucracy : les fonctionnaires redéfinissent non seulement la politique à travers l’application du droit – général – à des cas individuels, mais l’administration fait également preuve d’une volonté d’influencer la production de la jurisprudence. De manière plus générale, ces deux dimensions du travail des fonctionnaires invitent à s’intéresser davantage aux politiques non seulement à partir des textes légaux, mais aussi à partir de leur mise en œuvre.