par Pelgrims, Claire
Référence Rencontres Francophones Transport Mobilité (2: 11-13 juin 2019: Montréal)
Publication Non publié, 2019-06-11
Communication à un colloque
Résumé : Depuis les années 2000, les différents travaux inscrits dans le mobility turn envisagent le système d’automobilité, au-delà de sa dimension fonctionnelle, dans ses dimensions sociale, matérielle et affective (Mimi Sheller et Urry 2000; Urry 2005; M. Sheller 2004). Ces dimensions expliquent la difficulté rencontrée généralement par les approches en matière de mobilité qui privilégient des lectures fonctionnelles et la relative inefficacité des politiques publiques de transition mobilitaire visant à contraindre l’utilisation de la voiture au profit des modes doux (marche, vélo, transport en commun) et partagés, présupposant des acteurs rationnels. Pour prolonger ces réflexion et plutôt que de considérer le système de mobilité dans ces six composantes (objet manufacturé, bien de consommation individuelle, complexe machinique, forme prédominante de mobilité, culture dominante, cause d’utilisation des ressources environnementales), je me concentrerai ici sur son support matériel et imaginaire (Rouillard 2009, 2018) : l’infrastructure d’automobilité qui matérialise et stabilise un imaginaire de la vitesse automobile, articulant fonctionnalité et esthétisation (Leloutre et Pelgrims 2017). Je propose d’aborder l’infrastructure d’automobilité à travers le concept transdisciplinaire de fétiche (Pietz 1985, 1987) pour explorer ses différentes dimensions. Mon hypothèse est que, dans la ville moderniste, l’infrastructure d’automobilité devient le fétiche d’un imaginaire de la vitesse devenu hégémonique qu’elle stabilise et renforce davantage. (1) Premièrement, l’infrastructure appartient au système social hybride que constitue l’automobilité (Mimi Sheller et Urry 2000). Elle consolide la légitimité scientifique mais aussi les élites économiques de ce « complexe machinique » (Hein 2018). Ainsi, l’automobilité est une culture dominante induisant des discours normatifs sur la bonne vie et des images et des symboles qui assimilent l’autonomie comme liberté personnelle et la mobilité individuelle, effaçant ainsi la dimension politique de l’automobilité et naturalisant l’infrastructure (Furness 2010; Seiler 2008; Flonneau 2010). (2) Deuxièmement, l’infrastructure, en marginalisant les autres modes de déplacement, devient le lieu de communion d’une société « civilisée » qui se définit autour de la conduite automobile pensée comme expérience d’une liberté positive (Chella Rajan 2006) et ancrée dans la temporalité du projet (Ricœur 1991). L’infrastructure devient ainsi un vecteur d’attractivité pour un territoire, induisant son esthétisation (1950’). (3) Troisièmement, l’infrastructure d’automobilité associe mobilité et émancipation de la société de manière renouvelée grâce à un processus de rétroaction positive décrit comme le « cercle magique » du développement automobile (Dupuy 1999). Cette association s’effectue dans les plaisirs de la conduite : un sentiment d’ubiquité et d’agilité dans la gestion des rythmes quotidiens (Urry 2005) mais également des sensations corporelles, notamment visuelles, qui entraînent l’esthétisation des ouvrages d’art (pont, tunnel) et, plus largement, le bouleversement de l’expressivité monumentale de la ville (Leloutre et Pelgrims 2017). (4) Quatrièmement, l’infrastructure d’automobilité constitue un réseau contraignant les individus dans leurs déplacements et leurs intercorporéités mais aussi leur modes de vie (Urry 2005), dirigé par la technocratie et les « experts », et qui représente ainsi la subversion de l’autonomie critique de chaque individu.La notion de fétiche mobilisée ici dans sa définition large permet de rassembler trois dimensions pensées jusqu’ici séparément en termes d’automobilité : une dimension fonctionnelle à laquelle répond un univers du fonctionnel, se rapportant à l’accessibilité, s’appuyant sur la science du traffic engineering et impliquant une dépendance fonctionnelle ; une dimension sensible à laquelle répond l’automobile et l’infrastructure d’automobilité comme objet de séduction, marqué d’une forme d’esthétisation, s’appuyant sur les plaisirs de la conduite et impliquant une dépendance sensible ; une dimension sociale à laquelle répond les valeurs de liberté et d’émancipation associées à l’automobilité, s’appuyant sur le caractère magique de l’infrastructure d’automobilité. Ces trois dimensions impliquent encore aujourd’hui différentes formes de dépendance à l’automobilité et aux sensations de liberté qu’elle procure mais aussi différents pratiques – émergeantes, dominantes ou résiduelles – répondant à différents attachements, structurant différentes communautés, autour de différentes valeurs incarnées dans des objets différents.Un autre enjeu de cette notion est de permettre de penser autrement le futur des infrastructures de mobilité. Le statut de fétiche pose la question de son héritage dans un contexte désenchanté et soulève la question de la patrimonialisation. Cette fétichisation de l’infrastructure d’automobilité s’étant construite dans le temps, je reviendrai dans une perspective diachronique sur ce processus de fétichisation à partir du cas de Bruxelles, qui paraît significatif à bien des égards. Visant le titre de capitale de l’Europe, Bruxelles entame dès le début des années 1950 une modernisation de son réseau viaire et de son cadre bâti sur le modèle américain. Dans une approche prospective, ce processus de fétichisation de l’infrastructure d’automobilité peut également devenir source d’inspiration pour esquisser une fétichisation d’autres modes de mobilité, plus durables. J’esquisserai ensuite comment les vecteurs de fétichisation de l’automobilité sont réutilisés actuellement autour, par exemple, de la promotion du vélo en ville.