Résumé : Que se passe-t-il si l’on considère que les objets sont partie prenante de la vie publique ? Cette hypothèse est explorée ici au départ d’une entrée spécifique, celle des objets qui peuplent les rues d’une ville, Bruxelles. Comment les objets participent-ils à l’espace public urbain ? La notion d’« espace public » a pour principal atout le fait de thématiser un lien entre le spatial et le sociétal, entre matérialité de la ville et vie publique, entre le quotidien et le politique ; mais rares sont les études qui analysent la nature de ce lien. C’est ce que nous allons faire ici, par le biais d’une ethnographie des choses déposées ou abandonnées dans les rues de Bruxelles et des interactions qu’elles génèrent et auxquelles elles prennent part. Autrement dit, il s’agit de jauger la portée politique d’une dimension de la production de l’espace public qui n’est usuellement pas considérée sous cet angle : le façonnement de la ville par les objets de petite taille et traces d’usage qui marquent l’espace urbain au quotidien. Une telle perspective intègre au titre de « producteurs » des espaces publics d’autres acteurs que les seuls concepteurs professionnels et acteurs politiques : elle met sur un pied d’égalité des acteurs aussi différents que pouvoirs publics, riverains, sans-abris, multinationales, etc. ; elle rassemble autant des objets explicitement politiques que des choses abandonnées dans la rue par mégarde.Cette thèse s’attache à ces choses de la rue en adoptant une approche « radicalement empirique » (William James), faisant l’hypothèse que leur prise en compte ouvre une dimension inexplorée de l’espace public – que je nomme « espace public objectal ». Comment ces objets naissent-ils ? Comment les interactions qui les impliquent fonctionnent-elles ? Qui prend place dans cet espace public formé par les objets ? Qui en tient compte ? L’hypothèse de l’« espace public objectal » est à la fois descriptive et spéculative. Pour faire ses preuves elle nécessite un cheminement non seulement empirique mais aussi théorique. La thèse se déploie ainsi en quatre opérations distinctes et liées : 1. éclairer la dimension plus-que-discursive de la communication dans la rue, qui inclut les objets et espaces au même titre que les textes écrits ou parlés ; 2. étendre la théorie des publics de John Dewey aux objets pour se donner les moyens d’évaluer la portée publique et politique des choses et traces qui prennent place dans la rue ; 3. par le biais d’une « connaissance ambulatoire » (William James) suivre les réseaux de sens et de relations qui se nouent par et autour les choses de la rue pour explorer la portée des objets et la dimension spécifiquement « objectal » de l’espace public urbain ; 4. rapporter les contributions objectales au façonnement de l’espace urbain pour évaluer ce que leur prise en compte fait aux théories de l’espace public, et plus spécifiquement à la notion de « participation urbaine ». Si les objets et traces qui constituent le corpus de cette thèse peuvent initialement sembler anecdotiques et anodins, l’enjeu est en réalité considérable : le décentrement du regard (prendre en compte ce qui passe généralement inaperçu) fait monter sur la scène publique et politique des acteurs et enjeux qui ne sont pas représentés dans les sphères publiques et médiatiques généralement considérées comme relevant de l’« espace public ». L’attention à la dimension objectale de l’espace public permet ainsi d’obtenir une vision plus globale des façons de participer à la sphère publique d’une société : les contributions n’y sont plus (que) des arguments rationnels et discursifs, mais également des actes et objets qui fonctionnent sur un registre émotionnel et esthétique ; elles n’y sont plus (que) des actes accomplis de façon délibérée, mais également les effets indésirés de ces mêmes actes, et les effets d’actions sans aucune visée politique. Je propose ainsi de reconnaitre ces objets et traces comme une forme spatiale et matérielle de participation urbaine, que je nomme « participation objectale ».