Résumé : Depuis la fin des années 1990, les cours et tribunaux belges sont au cœur de plusieurs réformes qui cherchent à optimiser la gestion des ressources humaines, financières et matérielles qui lui sont allouées en y transposant les recettes tirées du « Nouveau management public ». Si les réformes de la justice ont fait couler beaucoup d’encre et nourri un débat vif et des positions polémiques, la validité juridique de ce phénomène, ainsi que sa compatibilité avec certains principes qui structurent l’institution judiciaire, n’en constituent pas moins des terrains de réflexion encore peu explorés de manière approfondie dans la doctrine belge. Devant ce constat, la présente recherche doctorale poursuit deux objectifs. Le premier est de mettre en perspective l’ensemble des réformes managériales de la justice qui ont été entreprises depuis la fin des années 1990. Il s'agit ici de jauger l’ampleur de ces réformes, d’identifier les facteurs qui ont déterminé leur concrétisation ainsi que les représentations de la justice, du juge et du jugement judiciaire qu’elles participent à diffuser. En somme, l'objectif est de vérifier si, comme l’avance les auteurs de ces réformes, ces réformes étaient réductibles à des aménagements techniques destinés à favoriser une meilleure administration de la justice ou bien au contraire, elles participent à la diffusion d'une nouvelle approche de la justice et du rôle du juge et du contrôle qui devait pesé sur l’activité judiciaire. Le second objectif est d’évaluer la compatibilité de ces réformes avec la mission dévolue aux juges dans notre système politique et les garanties inhérentes à l’exercice de celle-ci. Plus précisément, d’une part, les réformes managériales contribuent-t-elles à introduire de nouveaux impératifs dans le traitement des litiges et modifier les pratiques des juges ? Et, dans l’affirmative, ces nouveaux impératifs sont-ils compatibles avec le rôle des juges en droit constitutionnel belge ? D’autre part, au terme des réformes entreprises, l’indépendance des juges et les principes qui visent à en garantir l’effectivité sortent-ils consolidés ou ont-ils, au contraire, été affaiblis ? Par exemple, les nouveaux pouvoirs dont disposent les chefs de corps ou d’autres structures créées à la faveur de ces réformes tendent-ils à fragiliser l’indépendance des juges au sein des juridictions ? Afin d'analyser ces différentes questions, la thèse se décline sur plusieurs chapitres. Ainsi, après avoir exploré le cadre théorique sur lequel les réformes entreprises reposent (le Nouveau management public), le premier chapitre met en perspective les dispositifs qui gouvernaient la gestion des juridictions judiciaires avant les réformes managériales qui ont été entreprises à la fin des années 1990. Nous verrons notamment que les juridictions judiciaires comportaient des traits propres aux « bureaucraties professionnelles » au sens défini dans la littérature sociologique. Dans les deuxième et troisième chapitres, l'étude analyse l’ensemble des réformes managériales qui ont été mises en place afin d’intégrer la logique managériale au sein des juridictions. Ainsi, dans le deuxième chapitre, la réforme Octopus, adoptée pour répondre aux préoccupations exprimées par la société civile suite aux révélations de l’affaire Dutroux, a retenu l'attention. Cette réforme constitue, aux yeux de plusieurs auteurs, le point de départ des réformes managériales de la gestion des cours et tribunaux en Belgique. Pour rétablir la confiance des citoyens envers l’institution judiciaire, cette réforme a mis en place de nouvelles procédures de nomination et de promotion des juges ainsi qu’une panoplie de dispositifs de management tels que l’évaluation des juges, le mandat du chef de corps ou encore le contrôle externe du Conseil supérieur de la justice. Le troisième chapitre examine l’ensemble des mesures concrétisées après la réforme Octopus. Ces mesures touchent non seulement à l’allocation des ressources humaines par le pouvoir exécutif aux juridictions (en particulier, la mesure de la charge de travail des magistrats et l’octroi d’une autonomie de gestion aux juridictions), mais aussi à la gestion de ces ressources au sein des juridictions par les chefs de corps (dont les nouveaux pouvoirs dont ces derniers disposent dans l’organisation de leurs juridictions et dans l’affectation des juges). Il a été montré que, contrairement à la réforme Octopus, où la nécessité d’améliorer la confiance des citoyens – et donc de démocratiser l’institution judiciaire – a occupé une place de choix dans les mesures qui ont été concrétisées, les initiatives entreprises depuis lors cherchent principalement à répondre à des préoccupations budgétaires et subsidiairement à lutter contre l’arriéré judiciaire. Tout au long de ces trois chapitres, la présente étude s'efforce de démontrer que les réformes de la gestion des juridictions judiciaires ont pour effet d’orienter le comportement des juges dans l’exercice de leurs fonctions afin d’y intégrer des impératifs d’efficience économique et de qualité (entendue comme la satisfaction des usagers). Plus encore, ces éléments présentés comme techniques s’inscrivent pleinement dans une conception managériale de la justice, et contribue à en renforcer l’hégémonie politique. Cette conception de la justice repose sur trois piliers : premièrement, l’institution judiciaire serait une organisation composée de plusieurs entités dont la mission consisterait à transformer des litiges (inputs) en des produits finis (outputs), c’est-à-dire en des décisions de justice – et ce, au terme d’un processus de production efficient et satisfaisant pour les usagers ; deuxièmement, dans cette organisation, le juge ne serait qu’une ressource humaine intervenant au cours d’un processus de production des décisions de justice dont le rôle serait de prester des services de qualité de façon efficiente ; troisièmement, le jugement judiciaire ne serait plus qu’un produit délivré au terme d’un processus de production et devrait être, pour les usagers, aussi prévisible que possible. La démonstration de l’émergence d’une approche managériale de la justice et de contrôle du comportement des juges invite alors à évaluer la compatibilité des réformes réalisées avec la mission des juges en droit constitutionnel belge et les garanties inhérentes à l’exercice de celle-ci. C'est l'objet du quatrième et dernier chapitre. Plus précisément, au départ d’une analyse des effets que ces réformes ont d’ores et déjà générés en Belgique ainsi que de ceux engendrés par des réformes similaires réalisées aux Pays-Bas, il est montré, d’une part, comment les dispositifs managériaux contribuent à contraindre le traitement des litiges par les juges et, progressivement, le contenu des décisions de justice. D’autre part, il est démontré que certaines réformes entreprises ne sont pas compatibles avec les règles qui visent à garantir l’indépendance des juges au sein des structures judiciaires en droit constitutionnel belge et en droit international des droits de l’homme. Au final, la présente recherche s'est efforcée de nourrir le débat sur la managérialisation de la justice notamment en le réinscrivant dans les conceptions plus vastes qui sous-tendent les dispositifs managériaux et que ceux-ci visent à masquer, à savoir une conception de la justice, des missions du juge, des services publics mais aussi, plus largement, des rapports entre l’individu et l’Etat.