Résumé : La présente thèse a pour objet d’étude les entrepreneures montréalaises du XXe siècle, entendues au sens strict de propriétaires principales d’au moins une entreprise privée de production ou de distribution de biens ou de services. Il s’agit, plus précisément, de définir et d’analyser les caractéristiques personnelles de ces femmes et celles de leurs entreprises, d’examiner les enjeux qu’elles affrontent collectivement, d’explorer les récits tenus à leur sujet par elles-mêmes ou par autrui et de situer les transformations de ces différents éléments dans le contexte urbain de Montréal de la période 1920-1980. Il est question, plus fondamentalement, de porter un regard critique sur la perception de ce phénomène et sur ce que nous considérons être la construction discursive de son caractère exceptionnel.L’analyse quantitative des recensements du Canada et des annuaires de commerce Lovell met en lumière l’existence, largement minoritaire par rapport au groupe des hommes, de femmes à la direction d’entreprise entre 1920 et 1980, leur concentration dans les commerces de détail et les services et la croissance exponentielle de ce groupe à partir des années 1960. Cette tendance apparaît comme la conséquence de l’entrée massive des femmes, et notamment des femmes mariées, sur le marché du travail salarié, mais aussi de la tertiarisation de l’économie à partir de la Seconde Guerre mondiale. Une petite minorité de ces femmes qui occupent des postes de gestion sont propriétaires de leur entreprise. Elles exercent leur profession principalement dans les petits commerces de détail d’alimentation, de mode ou encore de salons de beauté, sont mariées, tiennent leur boutique au cœur des quartiers montréalais à majorité francophone, et ce, pendant moins de 8 ans. La croissance et la décroissance de ce groupe avec l’année 1940 comme date charnière s’expliquent principalement par une activité entrepreneuriale féminine temporaire pendant les années de crise économique.Une certaine élite de cette collectivité d’entrepreneures montréalaises a, conjointement avec d’autres femmes salariées, formé les rangs de l’Association des femmes d’affaires de Montréal (de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste), du Business and Professional Women’s Club ou du Committee of Trades, Business and Professions for Women (du Montreal Local Council of Women). Ces groupements sont principalement des lieux de réseautage et de socialisation pour leurs membres. Ils se sont, cependant, aussi engagés pour améliorer la situation des femmes en affaires. Les francophones, surtout actives pendant la première moitié du siècle, ont défendu un enseignement commercial pour les femmes et soutenu les modistes face aux pressions des commerces de gros, des manufactures et des employées du secteur. Les anglophones, de leur côté, se sont principalement concentrées sur la défense du travail salarié des femmes et se sont plutôt positionnées, à partir des années cinquante, en faveur de l’accès des femmes aux postes à responsabilité tant dans le secteur privé que public et tant comme propriétaires que comme gestionnaires salariées. Après la Seconde Guerre mondiale, quelques femmes francophones intègrent aussi le bastion masculin de la Chambre de commerce du district de Montréal (CCDM). Entre 1957 et 1971, cette institution met en place un comité qui rassemble les forces vives de l’entrepreneuriat, de la direction d’entreprise ou du salariat féminin. La question de la dépendance de ce regroupement aux autorités (masculines) de la CCDM génère rapidement des tensions et reste tangible tout au long des quinze années d’existence du Conseil des femmes membres (CFM) de la CCDM. En effet, l’analyse des activités du CFM de la CCDM proposées exclusivement à ses membres (féminins) ou menées de concert avec les autres membres (masculins) de la CCDM et des discours prononcés au sujet de l’intégration des femmes au sein de cette institution démontre la persistance, dans cet univers, d’une stricte conception genrée des rôles dans le monde des affaires francophone. Enfin, seul un nombre restreint d’entrepreneures qui ne connaissent que des « succès » commerciaux et correspondent à la définition de la « féminité » — soit des entrepreneures « exceptionnelles » — a une visibilité dans les revues populaires, les documents des fédérations d’associations de femmes et de la CCDM. Ces femmes n’agissent que dans les domaines « féminins » du vêtement, de la beauté ou du petit commerce spécialisé. Elles sont rapidement reconnues sur le marché montréalais, provincial, national, voire international. Si elles n’en sont pas originaires, elles se forment en France ou aux États-Unis et y séjournent régulièrement pour se procurer leurs matériaux. Elles offrent des produits et des services de qualité, adaptent leurs prix aux origines de leur clientèle (toujours féminine) et dirigent un personnel (souvent des femmes). Elles ne connaissent que rarement l’échec. Elles conjuguent, de plus, leurs obligations maternelles et professionnelles à la perfection, soignent leurs commerces « comme des maîtresses de maison » et exercent leurs activités à domicile. Au contraire, lorsqu’elles osent intégrer des bastions « masculins », elles connaissent la discrimination et de très grandes difficultés. La Chambre de commerce de Montréal, quant à elle, initialement silencieuse sur l’entrepreneuriat féminin, ajoute, au tournant des années soixante, dans un contexte favorable à l’entrepreneuriat francophone et aux empires familiaux, une caractéristique supplémentaire à cette entrepreneure idéale, celle d’être l’héritière d’une entreprise florissante d’un père ou d’un mari. Ce modèle, s’il s’adapte au contexte spécifique des francophones de Montréal et se transforme lors des moments de rupture de 1945 et 1960, reste, fondamentalement identique tout au long du XXe siècle et conditionne notre perception de l’entrepreneuriat féminin.Ultimement, l’analyse et la confrontation de ces données quantitatives et discursives forcent à poser, plus largement, un regard critique sur la question de la constante « exceptionnalisation » de l’entrepreneuriat féminin. Il ressort de cette analyse que les femmes qui s’adonnent à ce type d’activités professionnelles sont, elles-mêmes, profondément influencées par ces différents schémas de pensée pour se définir et agir, mais, surtout, que les discours qui véhiculent des informations relatives aux entrepreneures montréalaises en sont aussi fondamentalement inspirés. Or, cette caractéristique apparaît surtout comme une construction discursive, intrinsèquement liée aux idéologies capitaliste, patriarcale et, pour les francophones de Montréal, nationaliste. Il semble donc nécessaire de la relativiser et de la démystifier.Cette thèse s’inscrit dans l’historiographie nord-américaine et européenne qui, en croisant les réflexions issues de l’étude de l’histoire économique et des affaires, des femmes et des théories du genre, a, depuis les années 1980, dévoilé les activités financières et commerciales de femmes dans d’autres contextes urbains jusqu’au milieu du XXe siècle et mis en exergue le biais genré de l’histoire des affaires. Ces recherches soulignent les spécificités des rapports qu’entretiennent les femmes avec la propriété privée et la gestion d’entreprise et, plus largement, leurs contributions au développement économique urbain. Le présent texte y ajoute des données montréalaises de la période 1920-1980 ainsi qu’une réflexion critique sur les discours émis à ce sujet par les femmes d’affaires elles-mêmes, par le monde commercial ou par autrui.
This doctoral thesis examines business women from Montreal in the 20th century, that is, the primary owners of at least one private business manufacturing or distributing goods and/or services. We will define and analyze these women’s individual characteristics and those of their businesses, consider the issues they face collectively, explore the the stories told about them, by themselves or others, and situate the transformations of these different elements in the urban context of Montreal in the years 1920-1980. In short, we will, take a critical look at the perception of this phenomenon as well as the discursive construction of its exceptional character.Quantitative analysis of Canadian censuses and of Lovell business directories show a minority presence of women, compared to men, in the management of businesses between 1920 and 1980, and a high concentration of women in retail businesses and services, as well as exponential growth of this group, starting in the 1960s. This tendency appears as a consequence of the massive arrival of women, especially married women, on the wage labor market, but also of the tertiarization of the economy, beginning during the Second World War. A small minority of these women in management positions were owners of their business. They worked principally in small retail businesses, in the food, fashion, or beauty salon industries, were married and owned their businesses in French-speaking neighborhoods of Montreal, for less than 8 years. With the year 1940 as a pivotal date, the growth and decline of this group can be explained mainly by a temporary feminine business activity during the years of economic plight.An elite of this group of Montreal's businesswomen, together with other salaried women, formed the ranks of the Association des Femmes d'affaires de Montréal de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, of the Business and Professional Women’s Club or of the Committee of Trades, Business and Professions for Women of the Montreal Local Council of Women. These groups were essentially places of networking and socialization for their members. They were, however, also committed to improving the situation of women in business. The French-speakers, especially active during the first half of the century, fought for a business education for women and supported the milliners when they faced pressure from wholesalers, manufacturers, and employees in the sector. The English-speakers, for their part, focused mainly on defending wage labor for women and from the 50s onwards, positioned themselves in favor of access for women to management positions, both in the private and public sectors. After the Second World War, a few French-speaking women became members of the Chambre de commerce du district de Montréal (CCDM), a male stronghold. Between 1957 and 1971, this organization implemented a committee that brought together the driving forces of entrepreneurship, of company management as well as women wage-earners. The question of the dependence of this group to the male authorities of the CCDM quickly generated tensions and remained tangible throughout the fifteen years of existence of this CFM of the CCDM. Indeed, the analysis of the activities of the CFM of the CCDM offered exclusively to its members (female) or carried out together with the other (male) members of the CCDM and speeches made about the integration of women in this institution demonstrated the persistence, in this setting, of a strict gendered conception of roles in the Francophone business world.Finally, only a limited number of business women who were always «successful» and who suited the definition of «feminity» - in other words, «outstanding» businesswomen – had a visibility in popular magazines, papers of federations of women associations and of the CCDM. These women were only active in the «feminine» fields of fashion, beauty or of small specialized business. They were easily recognizable on the Montreal, provincial, national and even international markets. If they were not from this city, they usually received their training in France or in the United States and they stayed there often to get materials. They offered good quality products and services, adapted their prices to the origins of their (always female) clientele and managed a staff (often women). They only rarely failed. They also combined their maternal and professional obligations perfectly, looked after their businesses “like housewives” and worked from home. When they dared to penetrate masculine “strongholds,” they experienced discrimination. The Montreal Chamber of Commerce, initially silent on women's entrepreneurship, added, at the turn of the 1960s, in a context favorable to Francophone entrepreneurship and family business empires, a characteristic additional to this ideal entrepreneur, that is, to be the heir of a flourishing business established by a father or a husband. Although this model was adapted to the specific context of Montreal French-speakers and evolved during the decades immediately following the Second World War, remained fundamentally similar throughout the 20th century and determined our perception of women's entrepreneurship.Ultimately, the analysis and the confrontation of these quantitative and discursive data force us to pose, more broadly, a critical look at the question of the supposed exceptional nature of women’s entrepreneurship. It emerges from this analysis that women who engaged in this type of professional activities were, themselves, deeply influenced by these different patterns of thought in order to define themselves and influence their actions, but above all, that the discourses that concerned Montreal's businesswomen were also deeply influenced by these patterns. This characteristic appeared above all as a discursive construct intrinsically linked to capitalist, patriarchal, and, for the Francophones of Montreal, nationalist ideologies. It therefore seemed necessary to put it into perspective and to demystify the discursive construct.This thesis is part of the North American and European historiographies that, by gathering reflections emerging from the study of economic and women's business history and gender theory, have, since the 1980's, revealed financial and commercial activities of women in other urban contexts until the middle of the 20th century as well as highlighted the gender bias in business history. These studies point out the specificities of the relationships that women have with private property and business management and, more broadly, their contributions to economic urban development. The thesis adds data from Montreal from the period 1920-1980, as well as a critical reflection about the discourses of the businesswomen themselves, by the commercial world or by others.