Résumé : L’histoire de l’éducation est marquée par de nombreuses résistances, aussi bien au sein de l’institution scolaire que liées à la condition de l’enfance (et à la cause des femmes). Ces résistances sont encore souvent analysées à partir du modèle du Léviathan qui fait de l’État le lieu unique de diffusion des relations de domination. Dans les recherches généalogiques, surtout dans le monde francophone, la question de l’enfance est bien souvent présente mais toujours en marge. Même dans les ouvrages de Foucault, on la retrouve de façon disséminée sans jamais constituer un objet d’étude spécifique. A partir ces ouvrages, il nous a semblé nécessaire de penser, à l’instar d’Elsa Dorlin, le temps long des rapports de domination à partir des dispositifs pédagogiques et éducationnels. Ceci afin de prolonger les analyses de Foucault et de tenter de comprendre quels sont les pratiques, les agencements, les discours, les rapports qui permettent de produire de l’enfant et de penser, de façon coextensive et historiquement située, les rapports entre la production de l’enfant, de la femme, de la classe et de la race. Concernant l’analyse de l’institution scolaire en termes de rapports de pouvoir, il ne s’agit pas de prendre celle-ci comme une unité globale dérivée de l’unité étatique, mais de voir comment les dispositifs de domination s’appuient sur un certain nombre de stratégies globales, à partir d’une multiplicité d’assujettissements dont les rapports enfants/adultes, ignorants/savants, apprentis/maîtres, familles/administrations. Il s’agit de s’attacher aux instruments techniques rendant possibles ces formes de pouvoir. Par exemple, plutôt que d’essayer de chercher le principe de l’« inégalité des intelligences » dans la nécessité de la légitimation des hiérarchies sociales, le généalogiste devra voir comment un instrument tel que l’ « examen » produit ces inégalités « naturelles ». La généalogie permet par là de se libérer de l’analyse des rapports de domination dans ce qui constitue leur légitimité fondamentale (Foucault, 1997 : 39).L'efficacité d’une généalogie des dispositifs éducatifs réside dans la problématisation des évidences produites dans le passé qui habitent notre présent, afin de saisir le temps long des dispositifs éducatifs et scolaires, avant la création de la Belgique. Pour ce faire, nous nous sommes intéressée, dans un premier temps, aux recherches de Michel Foucault relatives aux pratiques des Frères de la Vie Commune (lieu d’émergence des « grands schémas de la pédagogie »), au pastorat chrétien, aux techniques disciplinaires et à la nouvelle gouvernementalité qui se met en place à partir du XVIe siècle, aux pratiques des Jésuites et des Frères et leur reprise par les appareils étatiques au XVIIIe siècle. Ce détour historique et conceptuel nous semblait nécessaire pour mettre en lumière les premiers rapports d’assujettissement pédagogique ainsi que leur métamorphose, leur reprise, leur diffusion et leur amplification, du XIVe siècle jusqu'au début du XIXe siècle en Occident. Dans un second temps, nous nous sommes intéressée, de façon plus spécifique, au contexte belge après l’Indépendance (1830) et, plus particulièrement, aux libéraux. Nous nous sommes penchée sur les recherches s’inspirant de Foucault concernant le libéralisme et l'éducation. Mais si les travaux anglo-saxons sont nombreux sur la question (notamment autour de Rose et de Popkewitz), rien n'a vraiment été entrepris en ce qui concerne la Belgique francophone. De manière plus large, alors que de nombreux travaux sur l'histoire des dispositifs éducatifs ont été menés dans les pays francophones (France, Suisse, Québec) et dans la partie néerlandophone du pays (autour de Marc Depaepe et Paul Smeyers), la Belgique francophone reste le point aveugle. C'est donc grâce aux recherches néerlandophones, mais aussi à des domaines a priori éloignés de l'éducation, comme la criminologie et la psychiatrie, que nous avons pu reconstituer une généalogie des discours et des pratiques éducatives des libéraux belges au XIXe siècle. Enfin, en tant que diplômée en Sciences de l'Éducation de l'Université libre de Bruxelles, cette généalogie, cette ontologie historique nous aurait semblé incomplète si nous ne nous étions pas penchée sur la généalogie de cette science à Bruxelles. Mais, à défaut de recherches spécifiques sur cette institution (même si plusieurs travaux de Depaepe et de ses collaborateurs y font allusion), il était impossible de s’y référer. Le chemin était donc encore laborieux et tout restait à faire. Sans être historienne ou philosophe de formation et confrontée à la rareté des recherches sur l'éducation en Belgique francophone, dégager un point d’entrée pour traiter ces questions s’est avéré difficile, d’autant que les archives qui s’y rapportent sont multiples et foisonnantes. Mais c'est bien au départ des archives de l'Université libre de Bruxelles que nous nous sommes attelée à esquisser les premiers maillons d'un réseau pour une scientifisation des questions éducatives. Nous avons étudié les différents acteurs en nous basant sur leurs biographies, leurs ouvrages, leurs collaborations, leurs revues, leurs références théoriques, leurs concepts, leurs (ré)écritures de l'histoire de la pédagogie et de l'éducation, leurs activités académiques et extra-académiques, leurs mécènes, leurs collaborateurs scientifiques, politiques, économiques et sociaux. Tout en nous concentrant sur les pratiques promues par ces acteurs, nous nous sommes également intéressée à celles qui continuaient à s’appliquer dans les classes et les familles bruxelloises. Nous avons prolongé notre recherche de réseaux avec l’histoire des associations et des sociétés savantes qui sont à la source de toutes les relations entre les chercheurs, mais aussi avec l’histoire des institutions scientifiques et de leurs moyens, leurs statuts, leurs règlements, etc. À partir de cette cartographie, nous avons continué nos recherches dans les différentes archives de l’Université libre de Bruxelles, de la Ligue de l’Enseignement, de la Ville de Bruxelles et des Instituts Solvay, afin de retracer les objets que les pédagogues allaient privilégier à partir du XXe siècle : l'enfant, l'enseignant, la famille, l'État, la pédagogie, l'observation, la mesure et l'expérimentation, les tests, le développement, l'évolution, la dégénérescence, l'enfance anormale, etc. Nous nous sommes également attachée aux institutions et aux instruments qui vont permettre aux promoteurs d’une approche scientifique des questions éducatives de rassembler les données : les asiles, les institutions pénitentiaires, les institutions scolaires, les institutions de la Ligue (l'École Modèle, les Instituts Buls-Tempels, etc. ), les laboratoires Solvay (Kasimir, énergétique, éducation physique), les institutions pour l'enfance anormale, l'inspection médicale et toutes les autres institutions agréées par l'ONE. Nous avons ainsi pu articuler les rapports de la science de l'éducation avec d'autres disciplines, elles-mêmes en pleine métamorphose (la médecine, la psychologie, les théories pénales, physiologiques et pédologiques), mais aussi les relations qu'elle co-construit avec des groupes riches et bien dotés qui lui ont permis d'étendre ses ramifications, de faire croître ses institutions, de développer ses professions, d’ouvrir ses chaires professorales et de constituer des positions d’experts. Nous avons poursuivi notre travail de réseau avec les rapports de co-détermination que cette nouvelle science entretient avec l'État (par l'intermédiaire des médecins philanthropes, hygiénistes d'abord, puis avec les théoriciens de la défense sociale au tournant du XXe siècle), ainsi qu’avec l'armée (à travers les questions de l'éducation physique à la fin du XIXe, puis avec les tests après la Première Guerre mondiale) et, enfin, avec les industries (notamment autour d'Ernest Solvay, mais aussi de toute la sphère économique qui commence à s’intéresser à la question de l'instruction au tournant du XXe siècle ).En établissant ces réseaux autour de l’insertion de l’éducation dans le champ scientifique en Belgique, nos recherches nous ont portée du mouvement hygiéniste du début du XIXe siècle aux métamorphoses des discours carcéraux et psychiatriques, en passant par les conflits entre spiritualistes et matérialistes dans l'Université de Bruxelles tout au long du XIXe siècle. Nous sommes remontée, en amont, au début du XIXe siècle, en passant par Alexis Sluys (1880), Pierre Tempels (1860), Zoé et Isabelle Gatti de Gamond (1840-1860), Edouard Ducpétiaux (1840) et Adolphe Quetelet (1820-1840). Ces penseurs ont, selon les promoteurs d'une science de l'éducation, marqué, voire révolutionné l'histoire de l'éducation en Belgique. Nous sommes aussi descendue, en aval, pour retrouver les métamorphoses des discours et des pratiques durant la première moitié du XXe siècle. Conjointement à l’histoire éducative, nous avons analysé l’histoire du système pénal et législatif mais aussi celle de la psychiatrie, de la médecine et du travail social en Belgique, et plus spécifiquement à Bruxelles. Tout au long de cette thèse, nous avons été particulièrement attentive aux transformations des dispositifs pédagogiques, des pratiques « éducatives », jusqu’aux pratiques quotidiennes et intimes, mais aussi aux manières par lesquelles les discours se sont transformés dans leur réalité matérielle : les foyers d'expérience dans lesquels une forme de rationalité a pu prendre naissance ; la manière selon laquelle les savoirs sur l’enfant et l'éducation vont s'inscrire et fonctionner dans l'élément du savoir ; les migrations d'outillages intellectuels qui traverseront les savoirs autour de l'éducation et leurs conditions internes de possibilités. Il s'est agi, par exemple, de montrer dans la transformation du droit, de la biologie, de la médecine, de la psychologie, de la famille, de l'appareil judiciaire et des systèmes économiques, politiques et sociaux, l'ensemble des conditions de possibilités qui permettent l'émergence d'une science de l'éducation. Avec la question de la discontinuité historique au centre de nos analyses, ce que nous avons recherché, ce sont les événements qui sont advenus simultanément dans des champs de savoirs hétérogènes (notamment dans le champ de la physiologie, de la médecine, de la psychiatrie, du droit et des sciences de l'éducation), mais aussi la transposition du principe de la différence dans le champ de la pratique historienne.