Résumé : L'homme face à ses œuvres: création et créativité dans la pensée de Roman Ingarden (Résumé de thèse)J’ai consacré ma thèse de doctorat à la question de la création et de la créativité chez Ingarden. L’impulsion fondamentale qui a animé mon travail était que ces deux notions, abordées uniquement de manière très brèves par Ingarden, permettaient, lorsqu’on retraçait le champ conceptuel dans lequel Ingarden les plongeait, de donner une lecture de la philosophie d’Ingarden qui démontre sa profonde unité. En effet, la question de la création mobilise la plupart des champs de la philosophie ingardénienne : ontologie, axiologie, anthropologie et, selon le type de création envisagée, esthétique ou éthique. J’étais arrivé à cette conviction en prenant au sérieux la proposition d’Ingarden, émise au soir de sa vie (1969), qu’il fallait faire de la rencontre créatrice, de la communion entre l’artiste (ou le spectateur) et l’œuvre d’art le cœur de toute esthétique. Et, précisait encore Ingarden, reconnaître le rôle capital des valeurs esthétiques dans cette expérience. J’ai dès lors été conduit à analyser en détail les deux pôles de cette rencontre créative : l’œuvre d’art et le sujet humain, qui m’ont tous deux ramenés à la question des valeurs. L’œuvre d’art se donne en effet dans une expérience émotionnelle particulière, qui se joue autour de la constitution d’un objet esthétique par le spectateur, constitution qui n’est pas maîtrisée par la conscience mais s’opère dans un rapport presque érotique, dans désir puissant d’entrer en contact intuitif avec les valeurs esthétiques de l’œuvre. J’ai ensuite longuement développé l’anthropologie ingardénienne jusqu’à en cristalliser le cœur : l’idée que l’homme se forge en tant que personne responsable par la réalisation de valeurs, de toutes sortes de valeurs (éthiques, esthétiques, scientifiques, etc.), qui donnent sens et importance à sa vie. J’ai alors pu proposer l’idée que cette « rencontre créatrice », qu’Ingarden plaçait au cœur de son esthétique, devait être comprise comme un concept plus vaste, qui, correctement modalisée, pouvait rendre compte de la plupart nos expériences axiologiques, aussi bien esthétiques qu’éthiques, scientifiques que simplement pratiques. Ceci m’a alors permis d’opérer le lien avec la philosophie de la culture d’Ingarden que celui-ci ébauche dans quelques textes très brefs, presque poétiques, et dotés d’une grande force évocatrice. En effet, si Ingarden refuse fermement l’idéalisme de Husserl, qu’il interprète comme la conviction que le monde réel est créé par la conscience, il est par contre pleinement conscient de l’importance des transformations opérées par l’homme sur son environnement et, surtout, de la surimposition sur cet environnement d’un monde nouveau, purement intentionnel : notre monde culturel, parcouru de multiples systèmes de valeurs. La fragilité de ce monde – qui ne peut survivre sans notre secours et notre attention constante –, tout autant que sa richesse – car lui seul nous permet de nous épanouir en tant qu’humains – signe alors tout le paradoxe tragique autant que grandiose de la condition humaine : ce qui, pour nous, importe le plus est ce qui est le plus fragile ; mais c’est justement grâce à cette fragilité que nous pouvons le modeler et dépasser radicalement avec lui le monde naturel.