Résumé : L’exploration de l’arc et des archers au travers de la littérature grecque archaïque fait ressortir que leurs thèmes et valeurs relèvent plus de l’arc même que de leurs porteurs. Des thèmes récurrents qu’il véhicule peuvent en effet s’appliquer à diverses figures mythologiques. Les thématiques abordées sont :a. L’efficacité meurtrière (principalement à la guerre) : contrairement aux conceptions usuelles, l’arc est considéré comme efficace et n’est pas contraire aux valeurs de la guerre que décrit Homère. Teucros, face à Pâris-Alexandre et Pandare, fait office d’archer excellent et efficace. La dichotomie est à trouver entre le camp achéen, qui présente un idéal d’archer conforme à la morale guerrière, et le camp troyen, dévalorisé.b. Poison, maladie et mort : les archers Apollon, Ulysse, Héraclès, Philoctète montrent un lien certain avec l’empoisonnement des flèches et la maladie. Le terme pikrós, adjectif ordinairement compris comme « amer, acéré », aurait le sens de « empoisonné », sur base de l’IE *peik̑- redéfini en « enduire d’une substance ». En outre, l’if (lat. taxus), matériaux privilégié de fabrication de l’arc, serait lié au gr. τόξον « arc », et rattaché à la racine *teh2g- « toucher, atteindre, infliger un état négatif ». c. La punition divine : l’arc, lorsque lié à Apollon, Héraclès et Ulysse, en tant qu’objet délivrant une mort rapide, est le symbole et le mécanisme de la punition divine. Il sert à mettre fin à l’hubris des hommes lorsque celui-ci dépasse toute forme de réparation. Il en va ainsi du massacre des prétendants par Ulysse, vecteur de la sauvagerie sanglante d’Héraclès et de la volonté meurtrière d’Apollon. Ce dernier, ainsi que sa sœur Artémis, sont d’ailleurs les divinités qui punissent de façon sanglante les excès.d. La vaillance et la puissance (ἀλκή, κράτος) : lorsque le formulaire poétique de l’arc est étudié, deux racines se distinguent : *kert- ainsi que *h2lek-/*h2elk-. La première met en exergue les expressions tóxon kraterón et biòs kraterós (« arc puissant »), toxophóros kaì karterós (« porteur d’arc et puissant »), ainsi que toxôn egkratés (« maîtrisant l’arc ») chez Sophocle. Ces usages et leurs contextes indiquent que l’arc est lié à la force physique, et n’est en rien l’arme des faibles. La seconde racine montre la racine *h2lek-/*h2elk- au sens de « repousser, défendre ». Des éléments se retrouvent dans l’onomastique, comme dans le nom initial d’Héraclès, Alkaios, ainsi que ceux dans sa généalogie (Alcmènè, Alkaios, Alexiarès). L’épithète apotropaïque alexí-kakos (« qui écarte les maux ») est d’ailleurs appliquée à Apollon et Héraclès. Les archers sont par essence des défenseurs, et l’arc et les flèches un moyen de repousser les ennemis.e. La royauté : des cultures diverses — Grèce, Inde, Perse, mais aussi Ugarit, monde hittite — présentent l’arc comme une arme rituelle à des fins d’exercice de royauté. Cette valeur ne se cantonne pas aux cultures grecque et indienne, mais est généralisée dans le monde oriental, y compris non indo-européen. Le pouvoir dynastique se décèle chez Télémaque et Aqhat.f. Le mariage et la sexualité : l’arc est un outil rituel de mariage dans l’aire indo-grecque, dans les mariages de Pénélope et Ulysse, Râma et Sîtâ, et Arjuna et Draupadî principalement. L’arc grec participe du traitement oriental : comme le disent Télémaque dans l’Odyssée, et Aqhat dans la légende ougaritique qui porte son nom : « l’arc est l’affaire des hommes » ; les deux œuvres montrent des parallèles textuels et structurels. L’arme détermine une nette distinction entre les mondes du masculin et du féminin. Le rituel hittite de Paskuwatti contre l’impuissance sexuelle va dans le même sens.g. Les flèches et la parole : enfin, dans l’épopée homérique, l’arc et les flèches sont l’objet de métaphores pour désigner la parole, en tant qu’objet qui tend vers un but et atteint sa cible. Les epea pteroenta homériques sont l’exemple type de l’acte illocutoire, et plus précisément de « langage conatif » ou « directif ».