Résumé : Pour les personnes "amoureuses de la nature", mais néanmoins soucieuses d'une conservation "rationnelle" de cette nature en aires protégées, la décision du gouvernement bolivien, en mai 2015, d'ouvrir ses parcs nationaux, aires de gestion intégrée et autres réservoirs de la biosphère à l'exploration et à l'exploitation des hydrocarbures, fut considérée comme une régression face aux efforts de conservation consentis jusque là pour protéger les 15% du territoire abritant une des plus grandes biodiversités au monde. L'État plurinational de Bolivie présente depuis plusieurs années, au niveau international, un discours engagé sur les droits de la "Terre-Mère", et a d'ailleurs élaboré à cet égard, en 2009, une Constitution modèle de protection de la "Terre-Mère" -mais également de défense des droits des peuples autochtones. Au niveau national, des politiques de conservation ont été mises en œuvre pour assurer la protection d'une biodiversité unique au monde, au sein de 22 aires protégées. Mais un autre discours suit également son chemin, celui du développement. Et, dans un pays au long passé exportateur de matières premières comme la Bolivie, il semble que la voie d'un renouveau développementiste soit contrainte de s'appuyer, pour répondre à la demande croissante de l'économie mondiale, sur un sol qui se dérobe de plus en plus -duquel on extrait toujours plus, depuis une décennie. L'extractivisme, véritable cancer de la Terre, ronge petit à petit les entrailles de la Bolivie -de son environnement, de son peuple. L'économie prime enfin sur toute idéologie. Comment en est-on arrivé là? Quels sont les représentations, les discours qui justifient cette évolution ? Quels en sont les impacts socio-environnementaux? Cette évolution est-elle inéluctable? Voilà autant de questions auxquelles nous essayons de répondre dans le présent travail. Pour cette approche politique de la conservation en Bolivie confrontée à l'expansion de la frontière hydrocarburifère, nous mobilisons, comme théorie principale, la political ecology. Nous essayons ainsi de comprendre comment se construisent les politiques publiques dans le domaine environnemental, quel est le rôle et la teneur du discours politique dans les définitions acceptées -mais aussi dans celles non acceptées, dans les conflits. Nous tentons également d'observer des données bio-physiques, d'en évaluer les impacts socio-environnementaux et d'en déterminer les relations avec l'environnement socio-politique. Pour ce faire, nous prenons comme cas d'étude le Parc National et Aire Naturelle de Gestion Intégrée (PN-ANGI) Aguaragüe, qui se situe dans le sud-est de la Bolivie, dans le Tarija -aux frontières de l'Argentine et du Paraguay. Cette zone abrite 80 % des réserves de gaz de la Bolivie. Exploitée pour ses hydrocarbures depuis 1926, cette zone montagneuse s'est vue décerner en 2000, à la faveur d'une pause des activités hydrocarburifères, le statut de PN-ANGI pour une biodiversité typique de transition entre des forêts de montagne et des plaines (du Chaco). Malheureusement, les activités extractives ont rapidement repris leur cours et même augmenté -alors que les anciennes plaies locales de l'extractivisme d'avant 2000 sont toujours ouvertes. Nous y découvrirons une situation complexe, faite de politiques de conservation, de politiques territoriales de protection de droits et autonomies indigènes, d'activités extractives de gaz dont une partie des revenus est redistribuée aux autorités locales, ou pour lesquelles les compagnies privées assument leur "responsabilité sociale des entreprises" vis-à-vis des populations locales et indigènes. L'extractivisme n'est pas qu'une simple extraction de ressources naturelles d'un endroit pour l'acheminer vers les marchés globaux. Il va bien au-delà. Il naît d'abord d'une certaine "écologie, économie et politique d'un mode de compréhension du développement et de la Nature". Sortir de ce schéma nécessiterait d'abord de "déconstruire la culture du progrès, en questionnant l’obsession de la croissance économique, le réductionnisme matérialiste, et la séparation entre la société et la Nature". (Eduardo Gudynas)