Résumé : Si depuis l'effondrement de l'Union soviétique et la fin de la "guerre froide", la politique étrangère de la République populaire de Chine a fait l'objet de nombreuses études, aucune monographie (en 2004) ne s'est encore interrogée sur le contenu et les déterminants de la politique de Pékin à l'égard des cinq nouvelles Républiques apparues en 1991 en "Asie centrale". Aux frontières occidentales de la Chine, cinq nouvelles Républiques -le Kazakhstan, la République kirghize, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan- regroupant une population évaluée aujourd'hui à 60 millions d'individus sont apparues du jour au lendemain sur l'échiquier régional. L'émergence de ces Républiques, dont la population est majoritairement d'origine musulmane, constitue en elle-même un phénomène d'une ampleur exceptionnelle. Elle dépasse la simple reconnaissance par la communauté internationale de cinq nouveaux États n'ayant pas d'existence préalable sur le plan international. L'enjeu est de taille car il appelle une recomposition géopolitique complète d'un espace géographique dont l'importance dépasse largement les limites territoriales de ces cinq nouvelles Républiques. Face à l'ampleur des transformations en cours, la recherche contemporaine demeure souvent tributaire d'une vision géographique issue de la guerre froide réduisant cette région à l'état d'"hinterland amorphe". Régulièrement, dans les études spécialisées, les chaînes montagneuses des Pamirs et des Tian Shan isolent encore l'espace centre-asiatique du reste du continent asiatique et de la République populaire de Chine en particulier. Il faut bien constater, et plus encore déplorer, cette place très marginale qu'occupe dans la littérature académique l'étude de la politique étrangère de Pékin à l'égard de cette région. D. Shambaugh, dans l'introduction d'un ouvrage collectif fondamental consacré à l'étude de la politique étrangère de la République populaire, avait pourtant déjà observé dès 1994 que "events in the former Soviet Union, particularly the Central Asian republics will have no small impact on China (...) China's future role in Central Asia (...) will thus become a pressing issue for future research". Cette suggestion est restée très largement ignorée. Or, la géographie, la longue durée historique mais aussi la situation politique complexe de la région autonome chinoise du Xinjiang devraient au contraire inviter les observateurs à se préoccuper de la politique étrangère mise en place progressivement par Pékin depuis 1991 à l'égard de ces nouveaux États. Face à l'Asie centrale, la République populaire de Chine se trouve confrontée à une situation tout à fait originale. Les changements intervenus en 1991, loin de mettre simplement un terme à la période de la "guerre froide" et à la menace militaire que l'Union soviétique faisait peser sur Pékin, renvoient en fait bien plus loin dans l'histoire. Si l'effondrement de l'URSS a certes clôturé l'expérience coloniale russe en Asie centrale, la situation de Pékin dans ce domaine est complétement différente. Aujourd'hui encore, la République populaire de Chine demeure dans sa composante spatiale, l'héritière de l'impérialisme de la dynastie mandchoue des Qing. L'émergence des Républiques d'Asie centrale nous ramène donc au partage de l'espace centre-asiatique entre Empire Russe et Empire Mandchou opéré au XVIIIème siècle. L'expansion territoriale des Empereurs mandchous a en effet conduit à l'annexion au domaine impérial chinois du Xinjiang/Turkestan oriental, cette périphérie contestée pendant une bonne partie de l'histoire chinoise. Dans la longue durée historique, cette région qui a certes entretenu des relations commerciales et culturelles importantes avec la Chine comme le Vietnam par exemple a en fait souvent échappé au contrôle effectif du pouvoir impérial chinois. Pékin qui a repris à son compte l'héritage territorial de la période mandchoue doit aujourd'hui gérer ce legs de l'histoire qui place sous son autorité des populations turcophones (Ouïgours, Kazakhs, Kirghizs, Ouzbeks) ou persanophones (Tadjiks), dont les liens ethniques, historiques, culturels et religieux avec l'"Asie centrale" sont extrêmement puissants. L'indépendance des Républiques d'Asie centrale accentue les problèmes liés à la gestion des "minorités nationales" auxquels la République populaire a été confrontée au Xinjiang/Turkestan oriental depuis sa fondation. L'indépendance de ces Républiques soulève donc d'importantes questions liées à la sécurité de la République populaire tout en ramenant au devant de la scène le problème de l'héritage colonial chinois, héritage que nie Pékin pour qui l'unité entre les différents groupes ethniques de la Chine fait au contraire partie du dogme officiel. La contradiction entre cette nouvelle situation internationale et le contexte interne de la République populaire de Chine apparaît donc ici en pleine lumière. C'est sans doute pour cette raison qu'un observateur chinois notait récemment que "it is probably only natural that in the last five years, China has put security concerns at the top of the agenda in its relations with Central Asian States". Face à son nouvel environnement régional, porteur de défis liés à sa sécurité, quelles ont été les réactions de Pékin ? Quelles stratégies a-t-elle développées pour y répondre ? Autrement dit, quels sont les axes de la politique étrangère que la République populaire de Chine a mis en oeuvre en direction des nouvelles Républiques depuis 1991 ? Voilà un ensemble de questions auxquelles la présente étude va tenter de répondre. Il s'agira de décrire la politique étrangère de Pékin à l'égard des Républiques d'Asie centrale depuis 1991, c'est-à-dire d'en exposer le cours et les variations ainsi que les objectifs mais aussi de tenter de l'expliquer, c'est-à-dire d'identifier les facteurs qui pèsent sur les choix des décideurs chinois et qui font la singularité de cette politique étrangère. Il s'agira d'analyser ses déterminants, tant au niveau systémique qu'au niveau interne. L'accent nous semble cependant devoir être mis plus particulièrement sur les facteurs internes car nous pensons que c'est principalement ces derniers qui déterminent et orientent les choix de Pékin face aux Républiques d'Asie centrale.