Résumé : L’histoire et la sociologie critique de l’urbanisme se sont construites, depuis les années 1960, en dénonçant le caractère technocratique d’une discipline qui substitue sa normativité à l’urbanité de la ville traditionnelle. Paradoxalement, elles ont contribué à couper les racines descriptives que l’urbanisme a puisées dans le champ des sciences sociales naissantes au début du XXe siècle. Le savoir territorial que les premiers urbanistes cultivent avec la géographie et l’histoire sociale sont réduites à l’influence épistémologique du positivisme scientifique d’Auguste Comte et du matérialisme historique de Karl Marx et Fridriech Engels. Dès lors, l’histoire critique de l’urbanisme moderne se construit suivant l’hypothèse d’une rupture spatio-temporelle avec le présent - l’utopie - et de la réduction de l’empirisme à des lois normatives. Les projets théoriques des grandes figures de son histoire - Camillo Sitte, Ebenezer Howard, Tony Garnier, Le Corbusier, Walter Gropuis, Frank Loyd Wright et Ludwig Hilberseimer - sont envisagés comme autant de témoignages de ce projet utopique et positiviste qui aurait été repris dans ses grandes lignes par une génération de professionnels qui imposent les lois de l’urbanisme moderne jusqu’aux années 1960. Cette thèse se veut un questionnement fondamental sur le rapport entre l’urbanisme naissant et l’histoire sociale et économique et la géographie humaine dans la première moitié du XXe siècle en Belgique. En retraçant l’exploration parcourue par les premiers urbanistes belges de cette « grande génération » autour des notions de « ville tentaculaire », de « société rurale primitive », d’ « agglomération rurale », de « ville marchande des Pays-Bas méridionaux », de « région industrielle » et de « ville fonctionnelle », elle entend (re)découvrir les référents culturels et empiriques que ceux-ci vont partager avec le champ des sciences sociales naissantes en Belgique. En invoquant la pensée des socialistes Emile Vandervelde et Henri De Man, du sociologue Ernest Mahaim, des historiens Henri Pirenne et Guillaume Des Marez, de l’ingénieur Alexandre Delmer, de l’économiste Paul Michotte et du géographe Omer Tulippe, qui vont tous contribuer à forger les particularités d’une culture sociale, économique et géographique propre au territoire de la Belgique dans la première moitié du XXe siècle, la thèse veut réhabiliter les subtilités d’un réseau d’échanges transdisciplinaires que l’histoire de l’urbanisme moderne a négligé. Elle cherche également préciser le rapport que la discipline naissante entretient avec la rationalité moderne et en particulier le taylorisme.La thèse entend montrer le questionnement fondamental sur les formes socio-spatiales de la modernité que ces protagonistes vont initier en se nourrissant de l’histoire et de la géographie. Pour ce faire, cette étude focalise sur les liens entre les sciences sociales naissantes et les réflexions des acteurs de la Société des Urbanistes Belges (SUB, 1919-1970), de l’Institut d’Urbanisme de l’Institut Supérieur des Arts Décoratifs - La Cambre (1928-1979) et du Groupe L’Equerre (1935’-) dont la découverte de certains documents originaux permet de comprendre la richesse d’une réflexion empirique profondément inscrite dans le territoire et l’histoire de la Belgique . De cette manière, la thèse entend révéler les particularités épistémologiques et conceptuelles que les premiers urbanistes belges vont construire en ancrant les notions de « ville tentaculaire », d’« agglomération » et de « région industrielle » dans une culture territoriale qui est nourrie par l’expérience quotidienne et l’empirie des sciences sociales. La thèse se penche en particulier sur quatre urbanistes qui vont initier des liens directs avec les sciences sociales - Raphaël Verwilghen avec l’étude du peuplement, Jean De Ligne avec l’histoire sociale et économique, Jean-Jules Eggericx avec le taylorisme et Emile Parent avec la géographie humaine. Dans le prolongement de ces travaux théoriques fondateurs, cette étude s’intéresse aux liens entre ces protagonistes et d’autres urbanistes qui vont utiliser les référents culturels véhiculés par ces sciences sociales dans des projets urbanistiques: - l’ « agglomération rurale » de Raymond Moenaert, la « ville sporadique » de Louis Van der Swaelmen, la « ville tentaculaire » de Raphaël Verwilghen puis l’ « agglomération industrielle » de Jean De Ligne et Maurice Heymans et la « région industrielle » de Gustave Herbosch, d’Emile Parent et du Groupe L’Equerre.À la différence des travaux monographiques existants d’histoire de l’urbanisme en Belgique, qui se sont plutôt focalisés sur la réception de modèles dominant la discipline dans d’autres nations européennes dans la première moitié du XXe siècle - le tracé de ville monumentale des métropoles, la déconcentration en cités-jardins, les villes denses bâties en hauteur des années 1930 et les cités industrielles linéaires des années 1940 et 1950 - cette thèse cherche à identifier les référents culturels qui ancrent la pratique urbanistique dans une étude empirique et historique du territoire de la Belgique que les sciences sociales naissantes contribuent à façonner.En révélant l’enracinement de la culture urbanistique des protagonistes de la SUB et de l’Institut d’Urbanisme de l’ISAD La Cambre dans la « ville tentaculaire » de Verhaeren et Vandervelde, le portus du Moyen-Age de Pirenne et Des Marez, L’idée socialiste de De Man, la « région industrielle » de Delmer, Michotte et Tulippe, cette thèse veut montrer qu’il ne s’agit ni de la « métropole monumentale radioconcentrique », ni de la « déconcentration en cités-jardins », ni de la « ville concentrée bâtie en hauteur », ni de la « ville linéaire socialiste » mais d’un lieu d’échange économique aggloméré dans le bas de la vallée au carrefour des voies de transport inscrites dans l’oro-hydrographie et, dans le prolongement duquel on conçoit l’industrie et, dispersés sur les versants, l’habitat et les communautés.Ce modèle qui se dégage progressivement de la réflexion des premiers urbanistes belges, au détour d’une longue gestation, ne peut être appréhendé que si l’on étudie l’expérience de ces intellectuels belges de manière globale et contextualisée, en ouvrant les limites du champ de l’histoire de l’urbanisme à l’empirie des sciences sociales naissantes et en se démarquant de l’approche mono-biographique qui a dominé le champ de l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme. La figure socialiste-libérale de l’agglomération marchande et industrielle n’apparaîtra que si l’on relativise l’histoire critique de l’urbanisme occidental et, en particulier, les idées de rupture socio-spatiale et de réductionnisme scientifique, pour explorer les particularités de l’histoire sociale et économique du territoire des anciens Pays-Bas méridionaux, qui inspire la pensée urbanistique en Belgique jusque dans les années 1960.Pour comprendre ce règne de l’empirie et du particularisme du milieu, il faudra d’abord admettre que Verhaeren est autant un géographe qu’un poète, que Vandervelde cherche à voir bien au-delà du « retour au champ ». Il faudra mettre de côté L’histoire de la Belgique d’Henri Pirenne et Le Plan du Travail de De Man pour redécouvrir les œuvres de jeunesse de ces auteurs. Il faudra relativiser l’Arrêté-Loi sur l’urbanisme de 1915, les cités-jardins des années 1920, les premières villes denses bâties en hauteur de Le Corbusier et Victor Bourgeois et les villes linéaires de Renaat Braem. On pourra alors redécouvrir la richesse d’une culture socio-spatiale moderne spécifique au territoire de la Belgique que l’institutionnalisation de l’aménagement du territoire a réduit au zonage des plans de secteurs et qui, dans la période de désindustrialisation et de crise environnementale que nous connaissons aujourd’hui, pourrait nous aider à penser le territoire au delà des dichotomies urbain - rural et réconcilier la ville avec l’économie et l’environnement sans tomber dans les travers d’un néolibéralisme débridé ou d’un interventionnisme d’état démesuré.