Résumé : Comment appréhender l’acteur syndical dans le changement des cycles historiques et « le passage, à la fin des années 80, d’une conjoncture économique à une autre, d’une forme syndicale à une autre ». ? (Mouriaux, René dans Launey, Michel 1990). En se passionnant par ce questionnement notre thèse de doctorat se penche sur l’étude de cas de la construction de l’acteur syndical et son rôle dans l’espace politique, économique et social en Bulgarie après 1989. Un pays qui à l’orée de l’instauration du régime communiste (fin 1940) ne compte qu’une poignée de travailleurs industriels. Cependant jusqu’au milieu des années 1945, malgré les aléas liées aux différents régimes autoritaires, des Fédérations syndicales bulgares s’organisent souvent avec de l’aide étrangère. En outre, elles sont également divisées selon des lignes idéologiques des débats politiques et syndicaux internationaux. Par la suite, au début de l’instauration du régime communiste, il s’agissait de « créer » les travailleurs industriels. Les syndicats avaient des fonctions de « courroie de transmission » du Parti à l’image des syndicats soviétiques, principalement liées à leur « encadrement » à travers la fourniture de services sociaux (gestion des allocations sociales, les bases de repos, etc.) mais également la « surveillance de la productivité » à travers la « compétition socialiste ». Après la chute du régime communiste la question de la survie des anciens et la construction de nouveaux syndicats et de leur rôle se pose dans toute la région de l’ancien Bloc de l’Est. Ainsi, visant à dépasser les dichotomies analytiques en termes de force/faiblesse (due principalement aux cause externes structurelles) longuement présentes dans les recherches sur les syndicalismes en Europe centrale et orientale, notre thèse présente une tentative de saisir la complexité de la construction et le rôle des deux Confédérations bulgares, KNSB et KT Podkrepa. Le fil conducteur de notre recherche, à travers la méthode de process- tracing, questionne la professionnalisation de ces organisations à travers la socialisation internationale et les « usages de l’Europe » sur la scène nationale. De nouveau, comme dans le passé du syndicalisme bulgare, les influences étrangères paradigmatiques et matérielles, sont primordiales. Dans une perspective pluridisciplinaire prenant comme base heuristique les néo-institutionnalismes sociologique et discursif - au carrefour de la sociologie des professions, et des littératures sur la socialisation internationale et les « usages de l’Europe » – notre travail tend à saisir la complexité du processus de la création et la transformation du syndicalisme dans un contexte politique, économique et social en pleine mutation. Conçue de telle manière notre recherche permet de concevoir les interactions entre le niveau européen (international) et le niveau national notamment à travers les outils conceptuels des usages de l’Europe. La trame de notre analyse est la professionnalisation conçue en tant que « construction sociale » (Larson 1977) qui est principalement le résultat des mécanismes de la socialisation internationale et de ses usages au niveau national. Nous l’appréhendons à travers les trois dimensions qui sont le « projet professionnel », la conflictualité sur le monopole de la compétence (Abbott 1988) et l’élaboration d’un code éthique commun de valeurs. Comme le souligne Larson, « [t]he core of the professionalization project is the production of professional producers ». (1977: 50) Ainsi, sommes- nous concentrée sur les paradigmes principaux et les acteurs qui les véhiculent. Quels sont les idées et les intérêts et les environnements institutionnels dans ce processus mais surtout quelles en sont les principales interactions? Quels en sont les résultats ? Notre analyse repose sur un matériau empirique de 93 entretiens semi-directifs avec des leaders syndicaux et d’autres acteurs concernés dans de processus effectués lors de trois terrains de recherche entre 2012 et 2014. Ses entretiens sont complétés par 72 questionnaires concernant le profil et les attitudes envers leur travail syndical des leaders de tout l’échelon de l’organisation. En outre, nous avons analysé les documents programmatiques, des archives personnelles et de la littérature grise provenant des deux Confédérations. Notre analyse a décelé deux grandes périodes dans ce processus : la période de la construction du syndicalisme moderne bulgare (1989-1997) et la période de consolidation institutionnelle (1997-2015). Nos principaux résultats démontrent que pendant la première période la professionnalisation du syndicalisme bulgare est principalement fonction de la socialisation internationale (à travers les mécanismes d’apprentissage et persuasion et « socialisation anticipatrice » (Merton 1957) d’avant 1989) des principaux dirigeants de deux Confédérations. Une constellation de contacts personnels, syndicaux (Confédération Internationale des syndicats libres (CISL), CES, AFL-CIO, FO, FGTB) et des environnements socialisateurs (OIT, FMI) y sont présents pour pourvoir de l’aide matérielle et idéationnelle. Toute en exemplifiant leurs propres modèles syndicaux, la majorité de ces organisations véhiculent le paradigme de la « coopération tripartite ». Les usages cognitifs, stratégiques et de légitimation de ces contacts de la part des syndicats bulgares sont primordiaux dans la légitimation interne (organisationnelle) et pour consolider les relations entre les deux Confédérations. En outre ses usages deviennent la principale arme cognitive et stratégique dans le rapport de force avec les différents gouvernements principalement pour institutionnaliser le tripartisme. Celui-ci est perçu par les deux Confédérations comme la condition sine qua non de la réussite de la transition politique et économique bulgare dans laquelle, elles voient leur rôle en tant que syndicalisme de « coopération ». La seconde période, s’ouvre avec leur admission dans la CES et la période d’adhésion à l’UE. Les acteurs syndicaux étrangers et les mécanismes de la socialisation internationale subsistent, mais se transmettent d’une manière institutionnalisée, les syndicats en faisant usage pour leur consolidation interne et rôle dans le processus décisionnel. Le paradigme européen du Dialogue social devient primordial dans le discours et les actions syndicales. Comme le souligne un acteur syndical « « […] si quelque chose n’allait pas bien, nous les menacions [les gouvernements] d’aller le dire à l’Union Européenne ». Pendant cette période nous avons démontré l’hypothèse que bien que l’UE n’a que peu de compétences en matière de politique sociale, les deux Confédérations syndicales ont réussi à faire usage des différentes ressources et contraintes du niveau européen afin de consolider, institutionnaliser et légitimer leur rôle dans le système politique bulgare. Les syndicats se saisissent et interprètent les exigences communautaires en la matière principalement pour renforcer leur capacité « instituante » (représentativité institutionnelle) et créer « une nouvelle surface institutionnelle ». Nous pouvons conclure qu’au niveau interne, la professionnalisation s’exprime dans l’apprentissage à tous les niveaux d’un nouveau paradigme : celui du dialogue social (bipartite, local et d’entreprise) et son institutionnalisation à ces différents niveaux organisationnels. Au niveau externe, la professionnalisation s’exprime dans l’institutionnalisation de différentes formes de participation et de droits. Au cours de cette seconde période, les dimensions de la professionnalisation : le projet professionnel, la conflictualité sur le monopole de la compétence et enfin l’intégration de nouveaux codes d’éthique et de valeurs s’expriment principalement à travers la quête de la part de l’acteur syndical de l’institutionnalisation de son rôle. Le « projet professionnel » des deux Confédérations pendant cette période s’exprime dans le fait de « monopoliser l’accès au métier » au niveau national à travers le renforcement de l’institutionnalisation de la représentativité syndicale et la négociation de dispositions législatives éliminatoires pour les « concurrents ». En outre, les Confédérations à travers les usages cognitives, stratégiques et de légitimation de l’Europe sont à la base de la création de plusieurs institutions, certaines par mimétisme du niveau européen. Finalement, elles arrivent à transformer des exigences de l’acquis, perçues comme contraintes. En l’occurrence, la législation européenne en matière d’information et consultation des travailleurs est remaniée et transposée selon leur intérêt. Il s’agit dans la majeure partie des cas du maintien d’une situation de fait (forme de représentation uniquement syndicale) dans les entreprises. Celle-ci peut également être lue à travers la grille de la professionnalisation « monopolisation d’éléments spécifiques du métier» au niveau de l’entreprise. Nous avons montré la capacité d’action de l’acteur syndical qui ressort gagnant de ces vingt-cinq ans concernant sa reconnaissance institutionnelle (représentativité institutionnelle). Néanmoins, n’est-il pas également perdant concernant sa reconnaissance dans l’essence même du syndicalisme : la représentation des travailleurs (représentativité identitaire). Et quid d’autres groupes sociaux ? Nous avons inscrit notre thèse dans la littérature qui se concentre sur l’agency syndical, nous avons tenté de rendre à cet acteur les logiques d’action qui lui étaient propres pour s’adapter et faire usage des ressources et même des contraintes internationales/ européennes. Nous avons développé les réflexions d’Ost (2009) sur la professionnalisation et la socialisation avec des homologues étrangers à travers un cheminement théorique au niveau méso, institutionnel afin de saisir l’acteur syndical en Bulgarie. Dans cette perspective, les résultats de notre travail font écho à des conclusions recherches similaires menées auparavant. Comme celles de Meardi(2000) sur la socialisation internationale au sein des Comités d’entreprise européens ou sur le cas des syndicats roumains de Pilat (2007). Notre étude communique également avec les conclusions de Bohle et Grescovits (2012) sur la construction des idéaux-types des capitalismes en Europe centrale et orientale concernant l’importance primordiale de « political agency » , y compris des syndicats. La théorisation de la part de Bohle et Grescovits, du capitalisme bulgare en tant que "non –régime" et l’existence d’intérêts économiques oligarchiques explicitent quelque part l’importance primordiale pour les syndicats bulgares de l’institutionnalisation de leur rôle et des relations professionnelles en général. Les deux Confédérations bulgares participent à la « création » du capitalisme bulgare à travers l’institutionnalisation du modèle tripartite. L’acteur syndical y est le principal instigateur et moteur de ces institutions tripartites. Dans cet ordre d’idées, il serait intéressant dans une perspective plutôt d’économie politique de mener une analyse sur les exigences économiques de l’UE et le rôle des syndicats. Comme le souligne Meardi (2000), le paradoxe des structures de dialogue social en tant que « soft law » consiste en le fait qu’ils ont accompagné des décisions économiques relevant de « hard law ». Enfin, cette étude s’inscrivant dans son historicité propre, marquée principalement par le contexte de l’intégration européenne de la Bulgarie mais également de la crise économique, pose des questions plus larges sur les idées programmatiques mais également philosophiques véhiculé dans ces pays par syndicalisme européen. Un syndicalisme européen qui était une partie inhérente de la construction européenne. La question qui se pose et que la Confédération européenne des syndicats se pose est celle de « leur relation future » et d’un « éventuel divorce » entre l’intégration européenne et les syndicats. Qui plus est, dans un contexte d’allégations sur un éventuel « Brexit », des employeurs britanniques montrent leur attachement à l’Europe. Dans cette perspective, nous pensons que notre recherche peut présenter des pistes de réflexions sur comment étudier un acteur très peu analysé : le patronat. D’autant plus, qu’il n’était presque pas analysé en Europe centrale et orientale. En l’occurrence, comment s'est-il transformé dans un pays comme la Bulgarie, dominé longtemps par des intérêts économiques souterrains ? En l’occurrence, la professionnalisation des organisations patronales, et leur rapport et usages de l’Europe peut représenter une contribution importante pour comprendre une des facettes de l’intégration européenne et les évolutions des capitalismes européens.