Résumé : Nous nous proposons d’étudier, dans ce travail de thèse, le regard porté par les Grecs sur les étrangers, les « barbares », afin d’y déceler, en creux, quelques-uns des mécanismes de la construction de leur propre identité. Pour ce faire, nous avons choisi de nous intéresser à certains des aspects de la représentation du monde, des contrées, des peuples et des individus, tels qu’ils apparaissent dans les Histoires d’Hérodote, ainsi qu’à la manière dont les peintres de céramique attique ont figuré les Noirs.

Lorsque l’on se place du point de vue de la perception et de la représentation d’un objet, l’étude de ces deux supports particuliers offre des angles d’approches distincts, mais néanmoins complémentaires, sur une même problématique. En effet, il apparaît que l’horizon social d’Hérodote et celui des artisans du Céramique d’Athènes diffèrent grandement, ce qui induit naturellement une appréhension de l’altérité qui est propre à chacun d’eux et qui transparaît dans leurs productions. Les deux vecteurs de diffusion (littéraire et pictural) des représentations de l’Autre sont, quant à eux, soumis à des contraintes qui leur sont spécifiques et qui varient en fonction de la nature du support, entraînant une différence dans le niveau d’accès aux structures mentales individuelles et collectives propres à leurs auteurs. Les variations d’échelles à partir desquelles nous choisissons d’envisager la représentation de l’altérité possèdent des pertinences distinctes puisqu’elles permettent de faire apparaître des phénomènes jusqu’alors invisibles, en déplaçant l’accent des stratégies collectives à celles individuelles. Un questionnement qui prendrait en compte ces différents facteurs aboutit à l’approfondissement des conclusions sur les mécanismes à l’œuvre dans la construction des identités de l’Autre et donc de Soi, ouvrant ainsi une fenêtre sur l’histoire intérieure de l’« homme grec », figure multiple et mouvante que le changement d’éclairage que nous opérons (de l’individuel au collectif) permet de cerner avec un peu plus de finesse.

Dans notre étude sur les logiques de construction de l’altérité à l’œuvre dans les Histoires, nous avons choisi d’interroger les mécanismes qui prennent part à l’élaboration des identités à plusieurs niveaux, en progressant du général vers le particulier, depuis les structures les plus larges de l’image du monde, jusqu’à la mise en scène des individus, en passant par celles des contrées et des peuples. Chacun des niveaux interrogés présentant des problématiques distinctes, les solutions apportées ont logiquement divergé, dévoilant chaque fois des mécanismes de représentation différents. La pertinence de cette approche qui met l’accent, dans un premier temps, sur la géographie, réside dans le fait que pour Hérodote, un individu est indissociable du milieu physique dans lequel il évolue qui, par un système de déterminisme environnemental tempéré par le régime politique (selon qu’il est libre ou soumis, par exemple, au Grand Roi) influe profondément sur sa personnalité et son caractère. Il semble évident que le modèle abstrait qu’est la représentation géographique qui transcrit l’espace terrestre par l’acte du graphein, est tout autant une description qu’une interprétation ou une explication du monde. Il s’appuie sur des processus sociaux de sémantisation de l’environnement, qui sont le produit toujours particulier et contextuel d’un acte individuel, liés à la perception et à l’imagination structurante d’Hérodote. Nous avons ainsi d’abord souligné le poids de l’héritage des penseurs ioniens, et en particulier d’Hécatée de Milet, dans le type de regard et de questionnement posé par l’enquêteur sur le monde et les réalités qui le composent. De ce point de vue, son inscription dans une tradition « disciplinaire », possédant ses propres particularismes et présupposés inconscients, détermine de façon importante une grande part non seulement de sa méthodologie mais aussi de sa problématique. Nous avons également insisté sur l’omniprésence du politique dans la vision du monde d’Hérodote. En cela, l’attirance à peine voilée vers un bipartisme Europe/Asie dans le découpage de l’oikoumenê, illustre parfaitement le fait que le discours hérodotéen rend compte d’une géographie humaine qui traduit la réalité d’un monde tel qu’elle est vécue par les peuples et les individus, en se faisant le témoin des bouleversements géopolitiques qu’ont entraînées les Guerres Médiques. Nous nous sommes également penché sur les transformations opérées dans le réel qui visent à rendre la représentation du monde significative sur le plan structurel, mais également intelligible sur le plan purement cognitif. La schématisation géographique à laquelle est soumis l’espace à décrire, qui se lit dans les symétries et les alignements orientés par des facteurs narratifs et discursifs, permet au public de reconstituer une image cohérente du monde ou d’un territoire à partir de la représentation qui en est donnée. L’étude du tracé de certaines frontières, ou encore de la représentation de la Libye, nous a permis de mettre en lumière quelques-uns de ces mécanismes. Nous nous sommes ensuite tourné vers la représentation des peuples, des ethnê, en nous intéressant tout d’abord aux raisons qui ont poussé l’enquêteur à se consacrer plus spécifiquement aux nomoi et à l’histoire de certains d’entre eux et pas à ceux des autres. L’étude des listes de peuples nous a permis de mettre au jour les catégories employées par l’auteur afin de différencier et d’individualiser les ethnê à l’intérieur des ensembles plus vastes qui les englobent. Nous avons alors constaté que l’élaboration des identités collectives, grecque comme étrangères, s’effectuait par le jeu de certains critères (culturels, géographiques, ethniques, etc.) dont le choix et la variation d’intensité sont profondément liés au contexte de rédaction des Histoires et aux buts idéologiques que s’est fixés Hérodote à travers son récit des Guerres Médiques. Le premier point repose sur l’affrontement entre Athènes et Sparte, le second tient, entre autres choses, à la définition de la grécité en tant qu’idéologie universalisante qui met l’accent sur une vision supra-civique de la Grèce. Nous nous sommes enfin penché sur les différents aspects de la représentation du Lydien. Dans un passage spécifique des Histoires (I, 155), nous avons montré que le Lydien prend l’apparence d’un anti-modèle du citoyen isonomique, et permet à Hérodote de tenir un discours idéologique engagé visant à rendre compte des comportements anti-démocratiques de certains individus qui devaient faire débat dans l’Athènes contemporaine de la rédaction des Histoires. Enfin, l’étude des principaux personnages lydiens (Crésus et Pythios), de leurs actions et de leurs propos, nous a permis de conclure que ces individus ne sont mis en scène qu’en tant que personnages fictifs, d’une part garants de la logique structurelle narrative qui les dépasse, d’autre part incorporant ou intériorisant une catégorie sociale, marquant par là le déni de tout comportement individualisé.

En progressant dans notre étude du général au particulier, nous avons été frappé par le réseau de dépendances qui se tisse entre les différents niveaux superposés que nous avons tenté d’isoler : monde, territoire, peuple et individu. L’oikoumenê est perçu comme la juxtaposition de territoires définis par les populations qui y vivent, elles-mêmes constituées d’individus. Le climat influe sur la structure générale du monde, sur celle des territoires, ainsi que sur le caractère des populations selon un déterminisme environnemental que nous avons mis en lumière. Ce même déterminisme est toutefois tempéré par le jeu du politique, les peuples libres et ceux assujettis à des rois n’étant pas égaux devant leur environnement géographique ou climatique respectif. C’est encore le politique qui, tout en fixant les contraintes de construction individuelle, les personnages n’ayant pas d’autonomie propre, influe sur le découpage du monde qui voit s’affronter l’Europe et l’Asie.

Nous avons consacré la seconde partie de notre travail à l’image du Noir dans la céramique, car de tous les étrangers que les peintres de vases ont choisi de figurer, le Noir a cela de particulier qu’il est le seul à présenter une altérité physique patente. En effet, quel que soit son vêtement, son armement ou le contexte dans lequel il est représenté, il ne fait aucun doute que nous avons affaire à un étranger. Nous avons découpé notre corpus de vases en différentes séries que nous avons étudiées successivement, ce qui nous a permis d’en souligner la logique et d’en faire ressortir le sens. Nous avons tout d’abord remarqué que les scènes de vie quotidienne montrent le Noir sous les traits de l’esclave, mais d’un esclave au statut iconique particulier, puisqu’il semble être mis en scène afin de souligner l’aisance financière de son propriétaire. Nous nous sommes ensuite intéressé aux représentations des personnages mythiques d’origine éthiopienne, au premier rang desquels Memnon, Andromède et Céphée. Hormis ce dernier, qui est caractérisé à une seule reprise par un faciès non-grec, il apparaît que les imagiers les ont généralement représentés avec une physionomie grecque, comme si leur ascendance divine empêchait de les affubler de traits négroïdes. Si Memnon est généralement figuré sous les traits paradigmatiques de l’hoplite héroïque des cycles épiques, les autres sont souvent vêtus « à l’orientale ». Les compagnons de Memnon, les guerriers éthiopiens, représentent une large part du corpus des scènes figurées. Ils apparaissent en grand nombre sur les alabastres du Groupe des Alabastres au Noir, qui sont construits sur un schéma pictural très répétitif, et pour lesquels il est possible d’expliquer leur présence, entre autres raisons, par une adéquation entre le support (vase à parfum renvoyant à l’Egypte) et le décor exotique. Sur les autres types de vases, nous avons constaté qu’en tant que combattant marginal, non-hoplitique, l’Ethiopien est cantonné, sans surprise, dans un registre voisin, mais pas confondu, de celui des Scythes ou des Amazones, desquelles il est proche sur le plan de certains contextes narratifs (liés à l’épisode troyen), mais également des catégories de la guerre (en particulier dans la série du Groupe des Alabastres au Noir). Les grandes variations dans son équipement et dans son apparence, suggèrent toutefois qu’il n’est pas un modèle de référence habituellement utilisé par les peintres qui l’ont bien souvent employé dans un rôle contextualisant, par exemple en tant qu’attribut de Memnon qu’il permet d’identifier. Nous montrons ensuite que les raisons de la grande popularité de la figure du Noir sur les vases moulés en forme de têtes humaines étaient diverses et variées. A l’instar des alabastres, sa présence sur les aryballes est probablement à mettre sur le compte d’une adéquation du contenu et du contenant, l’individu négroïde faisant référence, dans l’imaginaire collectif, à ces contrées éloignées d’où provenaient les parfums. Extrapolé sur les vases liés au banquet, canthares, mugs et oinochoai, il donne l’opportunité aux artisans d’explorer le registre de l’altérité face auquel le citoyen athénien affirme son identité. Que sa présence s’explique par une assimilation du vase à celui qui le manipule, comme c’est le cas pour la femme, ou qu’il repose sur un jeu de mots basé sur un épithète du vin (aithops), le commentateur moderne doit garder à l’esprit que bon nombre des raisons qui ont poussé les artisans à représenter ce motif sur ce type particulier de vase nous sont perdues à jamais. En effet, hors de tout contexte narratif, ces têtes restent ce qu’il y a de plus proche du pur motif décoratif pour lequel les interprétations devaient être multiples. Enfin, cette exploration de l’image du Noir dans la céramique n’aurait pas été complète sans une étude de la figure de l’Egyptien. En effet de nombreux exemples illustrent le fait que les artisans athéniens ont souvent représenté les Egyptiens sous des traits négroïdes, qu’il s’agisse de l’individu dévoré par un crocodile sur les vases-statuettes de Sotades, ou de celui suppliant un Grec sur le col d’un autre vase plastique de ce même artisan, mais surtout des prêtres ayant pris part à l’épisode mythique opposant Héraclès au pharaon Bousiris, épisode au cours duquel ils endossent le rôle du mauvais sacrificateur, sacrilège et cannibale. Dans tous les cas, les Egyptiens, bien que représentés sous des traits négroïdes comme le sont les guerriers éthiopiens mythiques, sont des anti-combattants, des individus qui brillent par leur lâcheté et qui jamais ne prennent les armes. Ainsi, quel que soit le contexte, le spectateur ne peut en aucun cas confondre ces deux peuples qui n’ont en commun que la morphologie.

L’image du Noir qui est donnée à voir dans la céramique attique n’est pas homogène, car elle entre dans un système complexe d’oppositions qui n’a pas pour finalité de tracer un portrait de lui, mais plutôt de définir l’identité du citoyen. Ainsi, le Noir, comme n’importe quel autre étranger, n’est pas en lui-même l’objet final du discours, puisqu’il participe toujours à la mise en scène de valeurs ou de catégories sociales qui le dépassent et qui, à travers lui, visent un but autre.

Au terme de cette étude, nous avons constaté que dans les deux discours (littéraire et pictural) le regard sur l’étranger vise une utilité politique, puisque la représentation de l’Autre participe à l’identification des membres d’un même groupe social autour d’une série de critères communs, ou de valeurs sociales partagées. Cependant chaque support possède ses spécificités propres qui offrent des éclairages différents sur la problématique que nous avons étudiée.

En premier lieu, nous sommes face à des sources qui permettent un accès différent aux structures mentales individuelles et collectives de leurs auteurs.

D’un côté, la nature du texte des Histoires, par sa longueur, sa richesse et la diversité des thèmes qui y sont abordés permet de décrypter quelques-unes des stratégies individuelles d’un auteur conscient de l’utilité sociale de son œuvre et du rôle politique qui est le sien. Cependant, l’absence d’équivalent aux Histoires dans la production littéraire contemporaine ne nous permet que difficilement de juger de la part de généralisable du discours hérodotéen. D’un autre côté, le format même de la céramique attique à décor figuré ne permet pas le type de discours à l’œuvre dans les Histoires, et plus généralement dans les œuvres littéraires « savantes », puisque l’imagerie fonctionne sur un système de modèle et de contre-modèle par rapport à la norme grecque dont elle permet de dégager les structures sociales et culturelles fondamentales. Ajoutons à cela que cette céramique est produite en masse par des artisans que nous arrivons, certes, à identifier, mais au sujet desquels, pris individuellement, nous ne savons pratiquement rien. Ainsi, ce support offre un potentiel de généralisation optimal, puisque l’on observe des schémas identiques dans la production de nombreux peintres, et parfois également leur persistance sur plusieurs décennies.

En second lieu, la différence de formation intellectuelle entre Hérodote et les peintres de céramique est perceptible dans le type de regard et de questionnement que chacun pose sur l’étranger.

La grande complexité de l’image du monde des Histoires suggère un savoir particulier propre à l’enquêteur qui n’est certainement pas partagé par l’ensemble de la population athénienne et notamment les artisans du Céramique. Cependant, même si ces derniers ne possédaient pas le même horizon social que l’historien d’Halicarnasse, pas plus que son héritage intellectuel spécifique issu de la tradition des penseurs ioniens, il n’en demeure pas moins que la diversité des épisodes mythiques qu’ils ont représentés sur les vases témoigne de leurs connaissances relativement étendues dans ce domaine. En cela, la céramique à décor figuré se fait probablement l’écho d’une culture populaire basée sur la connaissance des divers épisodes des cycles épiques, ou encore des grands mythes, notamment à travers la poésie. En tant que support très largement diffusé, qui s’adresse à toutes les couches de la population, la céramique se nourrit des opinions générales, reflétant en quelques sortes le pouls de l’ensemble des Athéniens et pas seulement les considérations d’une petite portion qui aurait été plus éduquée, ou plus au fait de certaines réalités étrangères lointaines.

L’étude croisée de ces deux sources, presque complémentaires en tous points, nous permet de comprendre que de la même manière qu’il est vain de vouloir définir l’ « homme grec », il est impossible d’essentialiser la représentation de l’étranger en Grèce ancienne à une période donnée. Il convient plutôt d’en apprécier l’ensemble des aspects, qui sont autant de fenêtres ouvertes sur l’histoire intérieure des hommes grecs.