Résumé : Cette thèse de doctorat est consacrée à l’étude de l’un des tabous majeurs des sociétés humaines : la consommation par un individu de la chair ou de toute autre substance issue de ses semblables, autrement dit l’anthropophagie (ou cannibalisme). Selon une approche inédite, la problématique a été abordée dans toute la diversité de ses manifestations, au travers d’une documentation très variée, tant textuelle qu’iconographique, dans le cadre de l’Antiquité grecque et latine et au sein du Moyen Age occidental (latin surtout). L’objectif de la recherche était de mettre en évidence les pratiques, les discours et l’imaginaire d’un comportement alimentaire radicalement étranger aux normes culturelles des périodes et des lieux envisagés.

Le plan de la thèse est conçu comme un parcours débutant et s’achevant aux confins du monde (le cannibalisme de « l’Autre »), tandis que le cœur du travail est consacré au cannibalisme de « l’intérieur », celui des affamés et des marginaux surtout. Tout naturellement, l’attention se focalise d’abord sur Homère et la confrontation d’Ulysse avec le Cyclope, qui installe dans la tradition l’imaginaire du pasteur des confins du monde, grand amateur de chair humaine. Hérodote, quant à lui, construit l’image d’un monde connu dont les frontières sont occupées par des peuples qui apprécient bien souvent la chair humaine. Là encore, le pasteur nomade est synonyme de sauvagerie. Une telle tradition perdure chez les auteurs latins antiques et médiévaux, qui reprennent à leur compte les anciens anthropophages en les déplaçant parfois, en les multipliant éventuellement. Mappae mundi médiévales, récits de voyage et descriptions du monde maintiennent dans les siècles qui suivent les mangeurs de chair humaine aux marges du monde, là où Colomb s’attendra plus tard à les trouver.

Le rôle du cannibalisme en tant que marqueur d’altérité trouve un écho très fort dans la marginalisation de certains groupes ou individus au sein même des sociétés antiques ou médiévales. A notamment été développé le cas des accusations de cet ordre portées contre les premiers Chrétiens. Le danger représenté par le franchissement de la norme fait naître par inversion des pratiques ou des croyances qui visent à exploiter les potentialités curatives ou « magiques » de la consommation de substances humaines : en témoignent le controversé cannibalisme médical ainsi que le matériel offert par les pénitentiels médiévaux. Un bref chapitre s’attache à un autre genre de comportements en marge : des scènes de cannibalisme censées avoir constitué le point culminant d’épisodes de violence collective.

Une grande attention a été accordée au cannibalisme de survie, le recours à la chair humaine comme nourriture de substitution en période de famine. Le passage de l’incompréhension antique face à un comportement indigne de l’homme à l’assimilation par la pensée chrétienne de ce type de cannibalisme à un fléau divin a été largement traité. La longue tradition médiévale des récits, issus de Flavius Josèphe, relatant la consommation d’un enfant par sa mère au cours du siège de Jérusalem a permis de démontrer la force de la présence du thème du cannibalisme dans l’imaginaire médiéval en tant que sanction divine. Une ample documentation a pu être réévaluée à la lumière de ce constat, ce qui a notamment permis de montrer de quelle façon l’évocation du cannibalisme pouvait être instrumentalisée afin de signifier la présence d’une sanction divine.