Résumé : Juger est un processus particulièrement ardu. Malgré le cadre légal, le cerveau humain est soumis à de nombreuses influences. Il recueille, consciemment ou non, des informations de provenances variées lorsqu’il est face à une situation. De nombreux travaux ont mis en évidence des influences externes aux faits, comme la beauté du prévenu, l’aspect horrible des preuves ou les caractéristiques physiques des noirs par rapport aux blancs, qui influenceraient les jurys populaires aux Etats-Unis. En revanche, peu de travaux se sont intéressés aux émotions du prévenu et à l’influence qu’elles pourraient avoir sur les juges. Dans cette optique, deux chercheurs de l’Université libre de Bruxelles, Christophe Leys et Laurent Licata, ont étudié l’influence de la perception de la culpabilité, en tant qu’émotion, sur le jugement pénal.

Ils ont accepté de résumer pour Justice-en-ligne le fruit de leurs recherches.

Le sentiment de culpabilité est essentiel dans le cadre d’un jugement parce qu’il induit celui qui la ressent à réparer son tort, que ce soit symboliquement, par des excuses, ou concrètement par des actes, comme le remboursement des dommages occasionnés.

Une première étude a montré qu’un prévenu, pris en flagrant délit, se sentant coupable sera moins sévèrement condamné que s’il ne se sent pas coupable, car il est perçu comme plus sociable, que son délit a tendance à être attribué à des circonstances externes, et qu’il semble moins susceptible de récidiver. Dans une seconde approche nous avons voulu savoir si l’influence des sentiments de culpabilité et de colère était la même en fonction de l’origine ethnique du prévenu, belge ou maghrébine. Lorsque l’on teste la présence ou l’absence de culpabilité et de colère, on obtient quatre comportements possibles du prévenu, qui peut :

se sentir coupable et ne pas être en colère ;

se sentir coupable et être en colère ;

ne pas se sentir coupable ni être en colère ;

ne pas se sentir coupable et être en colère.

Le premier et le dernier comportement sont attendus : la culpabilité va de pair avec une absence de colère et inversement. Par contre, la présence conjointe de culpabilité et de colère, ou l’absence de culpabilité et de colère sont des comportements surprenants. Dans le cas d’un prévenu belge, les comportements attendus conduisent à une sanction sévère, alors que les comportements surprenants conduisent à une peine plus modérée. Paradoxalement, exprimer de la culpabilité et pas de colère n’est donc pas une stratégie payante pour le prévenu car elle revient à reconnaître les faits sans évoquer de circonstances atténuantes. En revanche, un prévenu qui se sent coupable mais qui est en colère contre la société induit l’idée qu’il a compris sa transgression, mais que des circonstances atténuantes l’excusent partiellement.

Dans le cas d’un prévenu maghrébin, la situation diffère légèrement. Les Maghrébins souffrent de deux stéréotypes culturels (c’est-à-dire des croyances répandues dans la société à propos de leur groupe) négatifs à propos de ces émotions : ils sont perçus comme se mettant facilement en colère et comme se sentant rarement coupables. Il semble que les participants soient influencés, consciemment ou non, par ces stéréotypes. La condition cohérente, qui joint l’absence de culpabilité à la présence de colère conduit, comme pour le prévenu belge, à une peine sévère. Rien d’illogique : si un prévenu ne se sent pas coupable et de plus se rebelle, il ne doit pas s’attendre à de la clémence. Par contre, les deux conditions inattendues qui mènent à une peine moins sévère au prévenu belge n’ont pas cet effet chez le prévenu maghrébin. Tout se passe comme si, dès qu’il agit en accord avec ne fût-ce qu’un des stéréotypes négatifs de son groupe, il est puni sévèrement. Dès lors, s’il ressent de la colère ou qu’il ne se sent pas coupable, la peine est sévère. Par contre, lorsqu’il contredit ces stéréotypes, qu’il se sent coupable et n’est pas en colère, il est moins sévèrement puni. De toutes les conditions, Belges et Maghrébins confondus, c’est la situation qui conduit à la peine la plus basse. Il semble que, pour les prévenus maghrébins, les participants ne se soient pas tant centrés sur l’attribution de facteurs externes que sur une autre dimension, non pertinente chez un prévenu belge : le niveau d’intégration à la culture belge. Un maghrébin qui se sent coupable et n’est pas en colère est perçu comme bien intégré à la culture belge et moins condamné.

Peut-on parler de discrimination ?

Dans l’état actuel des recherches, il n’est pas question de discrimination, mais bien de raisonnements différents. Pour pouvoir invoquer la discrimination, il faudrait mettre en évidence plusieurs éléments : d’une part, ces études concernent essentiellement un échantillon de personnes qui ne sont pas magistrats, bien qu’une partie de l’échantillon était formée au droit. Même si aucune différence n’a été observée entre cet échantillon et le reste des participants, formés à d’autres disciplines que le droit, il se peut que les magistrats aient développé, par l’expérience, des stratégies de contrôle de ces effets.

D’autre part, la peine dépend avant tout du comportement émotionnel ; dès lors, si l’on imagine une situation dans laquelle tous les prévenus réagissent sans se sentir coupables et en étant en colère, la peine sera uniformément sévère quelle que soit l’origine. Par contre, si tous les prévenus réagissaient en se sentant coupables et en n’étant pas en colère, nos études sugèrent que ce sont les prévenus belges qui seraient discriminés. Les prévenus maghrébins seraient également discriminés si, par exemple, tous les prévenus réagissaient de manière inattendue. Mais nous n’avons que peu d’informations sur ces comportements lors des procès.

Quelques données supplémentaires

Outre les expériences, quelques observations de terrain ont soulevé des points qui peuvent alimenter le débat. Trois approches ont été réalisées : l’observation de procès, l’entretien avec des ex-détenus et l’entretien avec des magistrats. Les deux premières visaient avant tout à investiguer la gestion des émotions en fonction de l’origine culturelle. Les prévenus d’origine maghrébine ont-ils tendance à se sentir plus ou moins coupables que les prévenus d’origine belge ? Existe-t-il des différences culturelles quant aux normes relatives à la présentation d’excuses lorsque l’on a commis un délit ? Tous les prévenus ont-ils les moyens d’observer des rituels d’excuses complexes ?

L’observation de nombreux procès révèle une corrélation très forte entre les aptitudes linguistiques perçues du prévenu et sa tendance à présenter des excuses. Plus un prévenu éprouve des difficultés à s’exprimer en français, moins les stratégies d’excuses seront utilisées. A l’inverse, les Belges semblent s’excuser plus souvent, presque systématiquement même, dès lors qu’ils ne nient pas les faits.

Les ex-détenus, indépendamment de leur origine, ne se sentent a priori jamais coupables des délits qui leur ont été reprochés. Par contre, certains disent avoir présenté des excuses au tribunal. La culpabilité, lorsqu’elle était ressentie, concernait plutôt les conséquences du délit, comme les difficultés financières auxquelles étaient confrontées les familles des détenus, la violence imprévue durant les faits, ou encore, pour un cas, le délit lui-même (vente de stupéfiant) mais justifié par le fait que l’ex-détenu était toxicomane lors des faits. Il en ressort que, dans la plupart des cas, une justification morale avait déjà été trouvée lorsque les faits ont été commis, ce qui pose la question de l’intérêt d’un éventuel repentir et de l’impact qu’il faudrait lui donner sur la peine.

Les magistrats pensent pour la plupart qu’ils sont influencés par les émotions comme le seraient le commun des mortels. Seul un magistrat estime que l’expérience permet aux magistrats de maîtriser cet effet. Cependant, aucun ne peut quantifier l’importance de l’effet sur la peine. Certains l’estiment fort limité, d’autres plus important.

Conclusions

Ces recherches et observations posent les questions suivantes : doit-on prendre en compte, de manière contrôlée voire légiférée, l’effet des émotions comme la culpabilité sur la peine et, si oui, comment ? Dans certains pays, comme le Japon, les excuses ne peuvent pas être prises en compte. En effet, un prévenu s’excusera dans 99 % des cas, simplement parce que les normes de l’honneur l’imposent. Dès lors, alors que les excuses pourraient être interprétées comme un aveu de la transgression, elles ne sont pas autorisées car même un innocent pourrait s’excuser normativement. A quelles conclusions arriverions-nous si nous devions lever ce débat en Belgique ?