Résumé : Depuis le début des années quatre-vingt, la petite localité de Kibeho - un hameau particulièrement difficile d’accès situé aux confins d’une région rurale du sud-ouest du Rwanda, à environ deux cents kilomètres de Kigali - s’est muée en une destination de pèlerinage prisée par de nombreux Catholiques rwandais et, désormais, étrangers. L’origine de ce changement de nature du lieu se confond avec les apparitions de la Vierge (mais aussi du Christ et d’autres personnages du « panthéon » catholique) dont ont été favorisées plusieurs jeunes filles scolarisées au collège catholique local au début des années quatre-vingt, puis un certain nombre d’adolescents des environs. De spontanés et irréguliers qu’ils étaient dans les premières années du phénomène, encore liés aux performances publiques des voyants qui bénéficiaient des apparitions à heures fixes sur un podium surélevé, les déplacements d’individus se sont graduellement organisés. Aujourd’hui, à Kibeho, les apparitions publiques ont pris fin. Les pèlerins, qu’ils appartiennent à l’un ou l’autre mouvement d’Action catholique ou à un groupe de prière et de pèlerinage né des apparitions, se regroupent dans différents centres urbains du pays pour rejoindre le sanctuaire de Notre-Dame des Douleurs, érigé suite à la reconnaissance des apparitions par l’Eglise catholique en 2001 et en perpétuelle expansion depuis lors.

En 2001, la déclaration de reconnaissance mentionne, parmi les signes de crédibilité des apparitions, « la journée du 15 août 1982 qui fut marquée notamment, contre toute attente, par des visions effroyables, qui dans la suite se sont avérées prophétiques au vu des drames humains vécus au Rwanda et dans l’ensemble des pays de notre région des Grands Lacs ». Cette lecture officielle qui confère un horizon de sens aux événements, instituant la prophétie en des termes choisis permettant d’y entrevoir le génocide comme l’hécatombe du choléra dans les camps de réfugiés du Congo, est diversement négociée par les acteurs locaux, même si la conviction de la réalisation d’une prophétie est quasi-unanime. Du point de vue des pèlerins, les apparitions demeurent relativement problématiques. Elles exigent de chacun qu’il négocie sa position en fonction d’une représentation de l’orthodoxie constamment réévaluée dans les limites de ce qui est expérimenté et affirmé comme une identité catholique. Cette difficulté est notamment due à la multiplicité des individus qui ont revendiqué ou revendiquent encore des visions ou apparitions, alors que seules trois jeunes filles ont été reconnues par l’Eglise catholique en 2001.

Après avoir soigneusement défini le cadre socio-historique des apparitions rwandaises, en abordant la question depuis le point de vue de voyants non reconnus - dont l’une expatriée en Belgique - et de ceux qui leur sont proches, la thèse propose une analyse des discours par lesquels ceux-ci se définissent et négocient la légitimité de leur pratique religieuse. Une attention particulière a été portée aux outils stéréotypés de la critique (sexualité, politique, vénalité…), mobilisés dans le cadre des tensions et conflits qui opposent différents acteurs individuels et collectifs. Par ailleurs, les mécanismes qui président aux rhétoriques de la construction de soi ont été mis en lumière, notamment par le biais des récits de guerre qui fondent une identité de survivant liée à la conviction d’une intervention mariale. Ce processus se confond souvent avec ceux qui président à la construction du pouvoir de la Vierge, et donc des voyants. Finalement, au travers de l’analyse des représentations touchant notamment à la prophétie du génocide et de la guerre civile, les nouveaux rapports au national se font jour, les violences des années nonante étant intégrées dans un schéma biblique qui opère un basculement significatif : parce que le Rwanda serait touché de plein fouet par la Mal, il a été choisi par Dieu et par la Vierge comme noyau de la Nouvelle Evangélisation. À travers l’analyse du rapport au divin, à l’autorité, aux représentations de la modernité que les mots des acteurs reflètent, c’est le catholicisme vécu qui s’éclaire à l’ombre du sanctuaire et de son appareil médiatique foisonnant, ce catholicisme empirique dont la richesse se renouvelle à chaque « enculturation » comme au passage des générations successives et dont il importe, pour l’anthropologie comme pour l’histoire du christianisme, d’approcher l’infinie variété.