Résumé : Notre thèse entend développer des concepts « théâtraux », abondants dans la littérature philosophique, en les confrontant aux stratégies représentatives mises en œuvre dans l’écriture théâtrale. Les devenirs de cette rencontre entre philosophie et théâtre sont intimement liés à un processus scénique de défiguration, comprise comme épreuve plastique des figures et de ce qui les excède. En prenant toujours comme point de départ les questions posées par des textes théâtraux et en nous centrant sur leur résonance avec la philosophie française contemporaine, nous avons élaboré divers outils conceptuels afin de cartographier ce travail commun du théâtre et de la philosophie par la défiguration.

Notre premier chapitre prend appui sur les textes Matériau-Médée et Hamlet-Machine de Heiner Müller pour analyser les rapports entre mythes et figures ainsi que les critiques de la représentation qu’implique leur mise en scène. Ces questions nous incitent à aborder les processus de démythologisation à l’œuvre dans la pensée critique de la première Ecole de Francfort, et leur reprise par Philippe Lacoue-Labarthe sous le concept de « défiguration ». Nous montrons que cette défiguration est toujours, chez Philippe Lacoue-Labarthe, affaire de scène et de théâtre. Nous sommes amenée à élaborer le concept de dé-dramatisation pour saisir la portée d’une telle pensée philosophique et de ses implications artistiques, à la croisée entre l’histoire du théâtre et celle des pratiques conceptuelles.

Dans un deuxième chapitre, nous nous affrontons directement à la conceptualisation de la notion de « scène » à partir des contradictions du « théâtre de parole » créé par Pasolini. Nous approchons la scène à travers le champ de la liturgie et de l’esthétique chrétiennes, et à travers celui de l’image cinématographique (dans une réévaluation du « vieux problème » de la différence entre théâtre et cinéma). Nous définissons la scène comme dispositif de monstration des conditions de possibilité d’un « partage du sensible », selon le concept créé par Jacques Rancière. Nous examinons, notamment à travers les travaux d’Esa Kirkkopelto, comment une telle scène travaille la philosophie entre schème et concept (de Wittgenstein à Althusser et de Nietzsche à Derrida), inventant ainsi une théâtralité de la pratique conceptuelle.

Notre troisième chapitre analyse les phénomènes de dédoublement des rôles chez Pirandello, Genet et Müller pour revisiter les fonctions de la « scène psychique » ainsi que de tout le lexique théâtral qui structure l’approche psychanalytique de l’inconscient. Nous proposons de penser la théâtralité à l’œuvre dans la construction de la personnalité en fonction d’une subjectivité « scéno-cartographique » dont l’impact thérapeutique a été éprouvé, notamment, par la psychiatrie institutionnelle.

Enfin, dans un dernier chapitre, nous nous laissons guider par le théâtre de Samuel Beckett pour définir l’agencement qui se tisse entre théâtre et philosophie, grâce à la défiguration comme opérateur conceptuel. A travers le « faire » dramatique et sa crise, nous interrogeons la manière dont la question de l’action a été posée par l’histoire de la philosophie. Nous examinons les usages que font Deleuze et Souriau du terme de « dramatisation » et de son impact dans le développement des dimensions virtuelles de l’expérience. Nous évaluons ce qu’apporte la pratique de l’acteur aux modes d’attention philosophiques, et nous proposons de comprendre les rapports du théâtre et de la philosophie en fonction du concept d’ « incorporation ». Nous concluons en démontrant que la prise en compte de l’expérience de la scène théâtrale dans et par la philosophie est une condition sine qua non au façonnement d’une théorie croisant études visuelles et conceptualisation de la représentation par l’image et par l’action. Nous déjouons ainsi toute tentation iconoclaste, en travaillant les dimensions de mouvement et de temporalité que la scène permet de saisir.