Résumé : Le Nord-Ouest du Cambodge est le théâtre d'un important processus d'expansion agraire depuis les plaines rizicoles centrales du pays vers ses marges. Ce mouvement est remarquable pour la rapidité et l'ampleur des transformations spatiales qu'il engendre. Il a en particulier mené à une dynamique de déforestation massive depuis une quinzaine d'années dans la région, associée au développement de cultures commerciales (manioc et maïs). L'objectif général de ce travail est de comprendre la place des paysanneries dans ce processus de colonisation agricole ; c'est-à-dire sa situation par rapport aux logiques de restructuration et de contrôle de l'espace et de la production agricole au sein des nouveaux systèmes agraires post-forestiers qui émergent. Notre intérêt se porte sur la nature des relations entre les paysanneries et l'État en construction dans cet espace disputé. Le Nord-Ouest du Cambodge est en effet le cadre d'un jeu d'acteurs dominé par les luttes pour le territoire national qui opposent l’État actuel moderne et les réminiscences de l’État des Khmers Rouges. Historiquement, l'accès à la terre et aux ressources qu'elle contient est au cœur de l'exercice du pouvoir dans la région. L'opposition entre ces deux formes d’État se matérialise aujourd'hui également dans les luttes et négociations pour le contrôle de l'accès à la terre ; tandis que l'une maîtrise l'accès réel à la terre (les ex-Khmers Rouges), l'autre est en charge officiellement de la définition des règles de la propriété (l’État moderne). Nous adoptons dès lors une perspective centrée sur les rapports entre acteurs qui luttent pour l'accès à la terre afin de comprendre comment les relations entre les paysanneries et l’État polymorphe participent à construire l'autorité de cet État et à transformer la société rurale. L'angle d'analyse est rendu opérationnel par l'adoption d'une double perspective focalisée sur les pratiques réelles de l'accès à la terre : le contrôle direct de l'accès à la terre par les élites en place, et le contrôle indirect. Le premier se matérialise par les multiples contrats/arrangement relatifs à l'accès à la terre, formels ou informels, qui lient les paysanneries aux élites rurales. Le second se manifeste sous forme de l'instrumentalisation que font ces élites des transformations dans les processus de travail que connaissent les paysanneries (marchandisation du travail, développement du salariat agricole et des migrations de travail) du fait de l'intégration croissante de la région à une agriculture organisée de façon capitaliste. Les résultats montrent que les paysanneries sont profondément divisées face à ce jeu d'acteurs qui définit les contours d'une économie politique post-conflit très singulière. Plus encore, les paysanneries nous apparaissent instrumentalisées par les élites rurales au travers des multiples formes de contrôle de l'accès à la terre.