Résumé : A partir du milieu des années 1990, l’Union européenne (UE) s’est progressivement affirmée comme l’un des principaux partenaires des organisations régionales africaines en matière de paix et de sécurité. Des pratiques de soutien aux capacités africaines de maintien de la paix notamment se sont développées au niveau européen avec la création d’instruments dédiés et l’engagement de moyens financiers de plus d’1,1 Md€. Ces pratiques relèvent de ce que l’on appelle communément de la coopération militaire, mais elles sont apparues bien avant que ce domaine d’activité soit explicitement évoqué dans les traités. Elles ont en outre la particularité de s’être institutionnalisées non seulement dans le cadre de la Politique européenne de sécurité et de défense (PSDC), mais également dans celui de la coopération européenne au développement alors que ce dernier se limite traditionnellement à des activités de nature civile. Elles fournissent à ce titre un objet privilégié pour étudier les processus d’institutionnalisation à l’oeuvre au sein de la politique étrangère européenne en dehors des modifications successives des traités et du découpage des politiques qu’ils consacrent. Ces processus d’institutionnalisation renvoient en effet ici aux processus par lesquels sont produites et transformées les règles formelles et informelles qui régissent les pratiques au sein d’un espace social donné (Stone Sweet et al., 2000 ; Fligstein, 2001).

L’émergence et l’institutionnalisation de ces pratiques au niveau européen ne peuvent être réduites à une logique fonctionnelle ni au produit de rapports de force interétatiques, institutionnels ou bureaucratiques. Leur compréhension nécessite de prendre en compte la différenciation des espaces sociaux (ou secteurs) qui structurent les jeux d’acteurs au sein de la politique étrangère européenne autour d’enjeux, de règles et de luttes spécifiques (Buchet de Neuilly, 2005a ; Mérand, 2008a). Le soutien de l’UE aux capacités africaines de maintien de la paix apparaît dans cette perspective comme le produit de luttes récurrentes au sein et à l’intersection des secteurs du développement et de la sécurité qui en ont partiellement reconfiguré les représentations dominantes et les règles établies. Ces luttes ont mobilisé des acteurs distincts en réaction à des chocs externes différents ou interprétés différemment selon les secteurs considérés. Elles ont également suscité des résistances spécifiques et abouti à des pratiques sectoriellement différenciées.

Au-delà de leur enjeu manifeste, celui du maintien de la paix en Afrique, l’émergence et l’institutionnalisation de ces pratiques révèlent ainsi certains des jeux sectoriels et intersectoriels qui se déploient au sein de la politique étrangère européenne autour de la définition des modalités légitimes d’usage et de contrôle de ses ressources. Au sein du secteur du développement, ces luttes se sont concentrées sur la légitimité d’utiliser des fonds dédiés à la coopération pour financer des activités de nature militaire. Au sein du secteur de lasécurité, elles ont porté sur l’agrégation au niveau européen de ressources diplomatiques et militaires nationales au détriment de modes d’action bilatéraux et d’arènes de coordination non spécifiquement européennes comme l’OTAN ou l’ONU. A l’intersection de ces deux secteurs enfin, elles se sont cristallisées autour du degré de contrôle des diplomates sur les ressources propres à l’aide au développement ou, en d’autres termes, autour du degré d’autonomie dont bénéficient les acteurs de développement européens vis-à-vis de la PESC/PSDC.