Résumé : Cette thèse de doctorat constitue la première étude transversale et systématique de l’œuvre et de la pensée théorique de l’architecte Victor Bourgeois (1897-1962). A contrepied d’une image de Bourgeois formée dans l’historiographie de l’architecture moderne en Belgique, cette étude est basée sur la cohérence fondamentale entre son œuvre d’avant et d’après-guerre, et sur la congruence entre sa théorie et sa pratique. Celles-ci résultent d’un engagement social permanent auquel Bourgeois, aux côtés de son frère, le poète Pierre Bourgeois, désirait donner forme à travers sa pratique professionnelle.

L’étude se présente en deux parties : un catalogue raisonné qui offre une vision complète des projets réalisés et non réalisés, ainsi qu’un commentaire et une courte bibliographie par projet. Ceci constitue la seconde partie, le premier volume étant consacré à un essai lui aussi divisé en deux parties. La première rassemble toute l’information disponible dans la littérature consacrée aux années de formation et à la carrière internationale de l’architecte, augmentée de quelques corrections et additions importantes. La seconde explore, sur la base de trois textes clefs, les trois champs d’action par lesquels Bourgeois a donné corps à son engagement social : l’urbanisme, l’architecture et l’éducation.

Il est question dans un premier temps de la forme qu’a pris l’engagement social de Victor Bourgeois à travers son œuvre construite. Cette interrogation s’appuie sur les écrits de Bourgeois à ce sujet. Sa réflexion sur la dimension sociale de sa profession est en permanente évolution et se construit autour de termes tels que : « l’art social », « le rendement de l’architecture », « la rationalisation de l’architecture », « la neutralité urbaine, », « la paix plastique », et « le civisme ». Ces concepts sont ici confrontés à quelques-uns de ses projets parmi les plus importants. Les interprétations successives que fait Bourgeois de cette dimension sociale de l’architecture moderne ont pour effet une érosion progressive de sa signification. Cette évolution ne le conduit pas nécessairement à une vision purement technocratique de l’architecture. Après-guerre, ses différentes pensées convergent dans deux textes aux titres révélateurs : De l’architecture au temps d’Erasme à l’humanisme social de notre architecture (1947) et L’architecte et son espace (1955).

Dans un second temps, cette thèse retrace la figure de l’urbaniste moderne tel qu’il émerge dans la pensée et la pratique urbanistique de Bourgeois. Alors qu’il était initialement proche des théories socio-biologiques (d’orientation esthétique) de Louis Van der Swaelmen, la figure de l’urbaniste en tant qu’organisateur apparaît progressivement dans ses textes : “L’architecte n’est plus ramené seulement à un rôle de dessinateur ou d’ingénieur, il devient un organisateur de toutes les valeurs utiles.” Et ailleurs: “L’urbaniste est un chef d’orchestre : il doit organiser et hiérarchiser cent, mille instruments différents.” C’est à la fin des années ’30 que la finalité sociale de la pratique urbanistique trouve sa formulation la plus explicite : “L’urbanisme ajuste l’espace au progrès social.” Ses projets urbanistiques des années 30 oscillent entre l’approche architecturo-urbanistique de Ludwig Hilberseimer, le modèle de ville linéaire de Nikolaï Miljutin et les théories du 19e siècle de Patrick Geddes et Paul Otlet. Ses prises de positions radicales aboutiront souvent, sur le terrain, à des solutions pragmatiques.

Enfin, dans un troisième temps, la dissertation thématise l’enseignement de Bourgeois. De ses premiers écrits, dans lesquels il défend les propositions de Victor Horta pour la réforme de l’Académie, jusqu’à sa retraite forcée de l’Institut d’Architecture La Cambre (quelques semaines avant sa mort), l’enseignement de l’architecture a été une préoccupation centrale pour Bourgeois. C’est ici que sa réflexion se manifeste le plus explicitement et qu’elle a été – comme il est souvent répété – la plus fertile. L’objectif est double : D’une part nous avons prêté attention à sa réflexion et au développement de sa carrière à l’ISAD-La Cambre ; d’autre part, nous proposons d’éclairer la complexité de sa figure à l’aide d’œuvres d’un certain nombre de ses ‘disciples’ qui revendiquent tous Bourgeois comme leur ‘père spirituel’, et qui ont chacun thématisé un aspect de sa ‘doctrine’ dans leur travail respectif.

La question en filigrane relève du domaine de la critique architecturale : Quelle est l’approche de Bourgeois? Comment s’est-elle incarnée dans ses projets (réalisés ou non réalisés)? Et enfin, quelles problématiques en constituent le fondement? Plus profondément, en dehors de l’évidente importance d’une documentation extensive et systématique du travail de cette figure majeure du modernisme Belge, ce questionnement a pour ambition d’évaluer le poids et l’importance du travail de Bourgeois. Pourquoi devrions-nous même en discuter encore aujourd’hui? Quelle est la pertinence de son approche au regard de la situation contemporaine?

La méthode de recherche utilisée est double. D’une part la thèse est basée sur l’histoire de la réception critique de l’œuvre construite et écrite de Bourgeois. Cette méthode permet d’isoler partiellement le travail (sous tous ses aspects) de l’accumulation d’interprétations dont il a fait l’objet jusqu’ici, et de nous faire prendre conscience de la trop grande simplicité des conclusions auxquelles elles ont souvent mené. D’autre part, la recherche est basée sur une étude comparative de la théorie et de la pratique : les écrits et les bâtiments. Quels effets concrets peut avoir une position théorique sur un projet, et vice versa, que peut nous transmettre un bâtiment des intentions de son créateur?

L’essai se propose donc de tracer un portrait complexe et nuancé de Victor Bourgeois. Il y est présenté comme un moderniste qui a cherché la continuité avec la tradition, un iconoclaste radical qui est toujours resté pragmatique. Dans le cas de Bourgeois, cette ambivalence résulte à la fois d’une attitude critique et d’une fascination vis-à-vis de la ville historique. Tout au long de sa carrière, la ville a été l’enjeu principal de son architecture, de sa pensée, de ses textes, de ses voyages et de son approche. Ainsi la thèse étudie Bourgeois en tant qu’éminent représentant d’une autre tradition moderniste qui a cherché, à l’encontre de la Charte d’Athènes, la continuité avec la morphologie de ville existante.