Résumé : La diversité végétale exceptionnelle des forêts tropicales a toujours suscité une part d’incompréhension chez les scientifiques qui tentent de comprendre les processus à l’origine de cette diversité, ainsi que les mécanismes expliquant les changements spatiaux de composition spécifique. Une des clés de ce dernier mystère résiderait dans l’influence de la différentiation des niches écologiques, mais aussi de la dispersion limitée des graines et d’événements stochastiques (purement aléatoires et non prévisibles). La niche d’une espèce contraint celle-ci à s’établir dans un habitat présentant des gammes de conditions bien délimitées en termes de propriétés du sol (disponibilité en nutriments et toxicité de certains éléments) et d’intensité lumineuse. Par exemple, certaines espèces sont plus tolérantes à l’ombrage (espèces « sciaphiles ») que d’autres qui ne peuvent s’établir que dans des trouées forestières offrant suffisamment de lumière (espèces « héliophiles »). En Afrique centrale, les communautés d’arbres sont aujourd’hui en grande partie composées de ces espèces dites « héliophiles », alors que les ouvertures forestières naturelles sont rares. Il est fortement suspecté que la dominance de ces espèces soient la conséquence de trouées générées par l’homme qui, jusqu’au début de la période coloniale (vers 1900), occupait de vastes surfaces de forêt où il pratiquait l’agriculture sur brûlis. Cependant, peu d’études ont jusqu’à présent déterminé dans quelle mesure ces pratiques agricoles ont influencé la composition spécifique des forêts à l’échelle régionale comme à l’échelle locale.

L’objectif du présent travail est de faire la lumière sur l’impact de ces perturbations humaines mais aussi plus généralement sur l’influence relative de la niche écologique des espèces d’arbres par rapport à d’autres facteurs (dispersion limitée et facteurs stochastiques) sur leur distribution spatiale. Pour cela nous avons utilisé des données botaniques et environnementales provenant d’inventaires réalisés dans une forêt tropicale située en République Démocratique du Congo (quatre transects parallèles mesurant chacun 500 à 600 m de long), ainsi que des données similaires complémentées d’inventaires anthracologiques (estimation de la quantité de charbons de bois dans le sol, utilisée comme indicateur de feux passés d’origine anthropique) récoltées dans trois régions du sud du Cameroun (208 parcelles de 0,2 ha chacune).

Les données récoltées nous ont permis de mettre en évidence un impact significatif des propriétés physico-chimiques du sol sur la composition en espèces d’arbres. Plus précisément, nous avons pu constater une différence floristique marquée entre deux habitats très contrastés (sol sableux vs. sol argileux, Rép. Dém. Du Congo), et cela à une échelle spatiale locale (< 1 km²) où l’on pensait que de l’influence des facteurs stochastiques et de dispersion limitée étaient prépondérante. Mes analyses ont également démontré que cette différence était plus marquée pour les arbres de la canopée que pour les arbres des strates inférieures (« sous-canopée »), ce qui est sans doute lié au fait que de nombreux individus de la sous-canopée sont composés de juvéniles régénérant la canopée, parmi lesquels de nombreux arbres subissent une exclusion compétitive en cours (brouillant ainsi les signaux d’association espèce-habitat).

À une échelle spatiale beaucoup plus large cette fois (de 5 à 100 km, inventaires du Sud Cameroun), nous avons démontré que la diversité floristique était également influencée de manière significative par l’hétérogénéité spatiale de propriétés abiotiques du sol, notamment par les concentrations en (i) certains nutriments essentiels pouvant présenter des valeurs potentiellement limitantes (K, Mg, Ca et P) ainsi qu’en en (ii) élements pouvant être présents en quantités toxiques (Al et Mn). Cependant, alors que le signal environmental a été clairement détecté à l’échelle communautaire, seule les abondances d’une minorité d’espèces (< 15%) ont répondu significativement à la variation des conditions de sol. En outre, le nombre de réponses significatives a augmenté avec l’échelle d’observation ainsi qu’avec le degré d’hétérogénéité environnementale et/ou floristique. Pour mettre en évidence cet effet du sol, nous avons introduit une nouvelle approche permettant de tester la fraction d’une analyse de partition de variance correspondant à la part de variation floristique expliquée par l’effet de conditions édaphiques spatialement structurées (co-variation entre effets spatiaux et édaphiques), en combinant l’analyse de partition de variance avec des vecteurs propres de Moran (« Moran’s eigenvector maps ») et des translations toroïdales. Bien que cette méthode nous ait permis de déterminer si la fraction en question était significative, nous avons également mis en doute son interprétation habituelle suggérant que cette fraction représente une structure floristique directement induite par des structures spatiales de conditions de sol. Grâce à des simulations de populations végétales liées à des propriétés environnementales, nous avons mis en évidence que la valeur de la fraction étudiée ne semble finalement pas influencée par le degré de structuration spatiale des conditions environnementales, remettant donc en question l’utilité de l’analyse de partition de variance pour inférer des effets de processus écologiques sous-jacents sur la distribution spatiale des espèces d’arbres.

Enfin, les données floristiques et anthracologiques du Sud Cameroun ne nous ont pas permis de démontrer statistiquement l’hypothèse que les perturbations humaines passées sont en partie responsables de la dominance actuelle des espèces héliophiles. L’absence de corrélation significative entre l’abondance relative de ces espèces et la quantité de charbons de bois dans le sol peut s’expliquer par le fait que la majorité de ces charbons (60%) étaient trop vieux (1500 à 3000 ans) pour refléter des perturbations ayant influencé la diversité végétale présente.

Les conclusions générales de ma thèse de doctorat soutiennent que la niche écologique des espèces d’arbres des forêts tropicales africaines contribue de manière significative à déterminer leur assemblage dans l’espace, mais aussi que ces effets de niche dépendent fortement du contexte environnemental étudié ainsi que de l’échelle spatiale d’observation. Ce travail lève donc en partie un voile sur l’écologie des écosystèmes forestiers d’Afrique centrale qui restent largement méconnus par rapport à ceux d’Asie du Sud-Est et des régions néotropicales.