par Weis, Monique
Editeur scientifique Flock, Sarah Sylvie ;Rubes, Jan ;Kocian, Jiri;Tuma, Oldrich
Référence Les Tchèques et les Belges face à leur passé : une histoire en miroir., Académie des Sciences de la République tchèque, Prague, page (61-67)
Publication Publié, 2008
Partie d'ouvrage collectif
Résumé : Au début de son existence comme État indépendant, la Belgique se dote d’une culture nationale forte. Celle-ci a pour mission de susciter et d’alimenter chez les Belges les sentiments d’appartenance et de cohésion nécessaires à la survie de la jeune nation. Les artistes jouent un rôle déterminant dans cette construction d’une identité nouvelle, et beaucoup d’entre eux utilisent l’histoire comme fondement de leurs discours. Ce procédé n’est évidemment pas propre à la Belgique : partout dans l’Europe du 19e siècle et jusqu’au 20e siècle, les nations mobilisent les arts à des fins de propagande. Partout, y compris en Tchéquie, les références à un passé glorieux et en partie mythique sont au cœur de ces entreprises d’auto-célébration. Si l’apport de l’histoire académique au renforcement des identités nationales a fait l’objet de nombreux travaux, la part des différentes disciplines artistiques dans ce processus n’a pas encore beaucoup retenu l’attention des historiens. Les références au 16e siècle occupent une place importante dans la culture nationale qui éclot pendant les premières décennies de l’existence de la Belgique. Cette époque, ou plutôt l’image déformée qu’en a donnée le 19e siècle, est toujours fort présente dans l’espace public, à Bruxelles et ailleurs, grâce aux monuments, statues et plaques commémoratives. On le retrouve aussi dans les musées des beaux-arts, dans les salles consacrées à la grande peinture romantique. À la fin du 19e siècle est aménagé dans le quartier le plus aristocratique de Bruxelles le square du Petit Sablon. Son ensemble monumental est un programme iconographique très cohérent, un véritable hommage au 16e siècle comme berceau de la nation. Aux artistes chargés de célébrer les talents de la jeune nation belge, les 15e, 16e et 17e siècles offrent des prédécesseurs illustres, des individualités fortes qui correspondent à l’image romantique du créateur indépendant et prométhéen. La pratique, très courante au 19e siècle, qui consiste à dresser des listes plus ou moins longues de ‘Belges illustres’, témoigne de cette vénération pour les grands hommes du passé national. Aucune autre période de l’histoire n’aurait donc donné naissance à autant de grands hommes que celle qui a été marquée par la division religieuse et qui a mis en place, en guise de réponse, des rouages de répression sévères. Celle qui a vu les anciens Pays-Bas sombrer dans une guerre intestine très violente, puis se scinder en deux ensembles antagonistes. Que la Révolte des Pays-Bas se trouve au centre de tant de productions artistiques dans la Belgique du 19e siècle n’a rien de très étonnant. L’histoire de ce soulèvement contre un souverain jugé trop autocratique et contre une puissance d’occupation honnie par le peuple n’a pu qu’inspirer les porte-parole de la jeune nation belge. La lutte menée au 16e siècle en défense des anciennes libertés et pour l’autonomie territoriale préfigure en quelque sorte l’émancipation définitive de la Belgique au 19e siècle. Mais ce chapitre glorieux du passé n’est pas l’apanage des Belges et de leurs chantres : ils doivent en partager la mémoire avec les Hollandais, les anciens occupants, les ennemis d’hier. Les ressemblances et les différences dans la récupération du 16e siècle par les deux États sont révélatrices sur la manière dont se construisent des identités nationales aux racines historiques ambivalentes. Les artistes néerlandais du 19e siècle voient dans la Révolte des Pays-Bas le moment fondateur de leur nation. La lecture qu’en véhiculent les artistes belges du 19e siècle est fort différente, aussi et surtout parce que l’issue du conflit n’y fut pas la même que chez les voisins du Nord. Le conflit avec l’Espagne n’ayant pas abouti à l’indépendance des provinces méridionales, il ne s’agit pas de le présenter comme une guerre d’indépendance. Afin de replacer les troubles du 16e siècle dans un discours cohérent d’émancipation nationale, les chantres de la Belgique vont plutôt opter pour un récit en trois parties. Le premier volet du triptyque est consacré à l’évocation idéalisée du règne de Charles Quint (première moitié du 16e siècle), le deuxième à la description, toujours haute en couleurs, de la ‘tyrannie espagnole’ (deuxième moitié du 16e siècle), et le troisième à la célébration de l’âge d’or des Pays-Bas catholiques sous les archiducs Albert et Isabelle (début du 17e siècle). Face aux dérives autocratiques de Philippe II, la noblesse des Pays-Bas a agi en défenseur des traditions séculaires. À la sévérité de la répression contre le protestantisme, elle a opposé l’appel à davantage d’indulgence, voire à certaines concessions en matière de liberté religieuse. Les comtes Lamoral d’Egmont et Philippe de Hornes sont les figures emblématiques de ce mouvement d’opposition. Ils font figure, dans la Belgique du 19e siècle, de véritables martyrs de la liberté nationale. Les illustrations qui relatent les événements de 1568, leur emprisonnement, leur condamnation à mort, leur exécution sur la Grand-Place de Bruxelles, sont nombreuses et poignantes. La récupération que les artistes de la jeune nation belge font du 16e siècle est moins univoque et consensuelle qu’il n’y paraît à première vue. Surtout, des brèches ne tarderont pas à apparaître dans la cohésion nationale fondée sur la lutte commune contre l’occupant hollandais. D’un point de vue politique, l’unionisme cèdera le pas au bipartisme, à l’apparition et au renforcement des deux forces antagonistes que sont le mouvement catholique et le mouvement libéral. Aux différends entre catholiques et libéraux viendront s’ajouter, au cours du 19e siècle, de nouvelles tensions identitaires opposant le Nord et le Sud. Les revendications flamandes contre la mainmise des francophones sur la culture nationale n’en sont que le volet le plus visible. Ce mouvement s’accentuera au 20e siècle, et surtout pendant les dernières décennies de celui-ci, avec l’affirmation d’identités régionales fortes. Celles-ci continuent à utiliser l’histoire, et plus particulièrement les personnalités et les épisodes du 16e siècle, comme des armes idéologiques.