Résumé : Le genre de la revue est généralement reconnu par la critique comme un genre hybride à l’intersection des champs littéraire, culturel et même parfois politique. Devant la difficulté d’envisager ce genre sous la notion bourdieusienne de « champ », on ne peut que constater la rareté des études qui s’attachent à décrire leur contenu. Les revues d’avant-garde constituent, depuis la fin du XIXe siècle, un lieu de rassemblement particulièrement composite dans leur désir de dépasser les frontières établies entre les différentes manifestations artistiques. Ces questions portent essentiellement sur la réduction de l’écart entre la littérature et les arts plastiques. 391, la revue du peintre et poète Francis Picabia, se situe cœur de cet « entre-deux » problématique. Éditée de 1917 à 1924, elle constitue un remarquable objet d’étude dans la compréhension du dadaïsme et la genèse du surréalisme. La préoccupation qui fut la nôtre consista à dépasser la superficialité d’une répartition des œuvres entre arts plastiques et littérature de niveau « global ». Dans cet objectif, nous avons eu recours à de nombreuses théories, notamment sémiotiques, afin d’analyser les productions artistiques contenues dans 391. Bien entendu, nous avons généralement dû opérer une sélection en privilégiant un critère visuel qui nous permettait d’analyser la confrontation entre mot et image, sur la page et au-delà de celle-ci. Autrement dit, nous ne nous sommes pas attachés à une analyse de type littéraire et nous avons écarté les aspects des œuvres ne fonctionnant que selon ce dernier critère : vous ne trouverez donc ici aucune analyse de poèmes, de figures aphoristiques, de critiques d’art ou littéraires ou de chroniques quelconques. Dans un contexte d’art total, de destruction des codes institués, nous analysons la question de savoir comment ces réflexions ont guidé la revue de Francis Picabia, depuis une époque où l’artiste n’avait pas encore fait la connaissance de Tzara et des dadaïstes jusqu’au triomphe du surréalisme de Breton sur les autres mouvements avant-gardistes. Nous avons délimité trois périodes d’évolution de ces préoccupations. Nous aurions pu les qualifier respectivement d’« ante-Dada », « Dada » et « (iam) post-Dada ». Pour chacune des périodes, nous avons planté le contexte historique avant de nous attacher à l’analyse des faits récurrents en leur sein même et entre chacune d’elles. Nous tentons de subsumer chaque partie sur la question des rapports entre le mot et l’image (dans le sens visuel du terme). Dans la période précédant l’alliance avec Tzara à Zurich, Picabia expérimentait déjà dans ses œuvres mécanomorphes des effets visuels où le langage se confrontait à l’image dans une étroite relation. Le décalage observé entre le titre de l’œuvre (par exemple : Marie) et ce qu’il est convenu d’appeler sa « représentation » (selon le même exemple : un moteur) nous a permis d’en déduire l’indispensable présence des deux éléments afin que l’œuvre prenne « effet ». Parallèlement aux contacts pris avec Dada, Picabia fait ensuite évoluer ses œuvres vers des dessins-poèmes où le visuel prend le pas sur le discursif : les pistes d’interprétation sont brouillées. Nous y analysons les effets déstabilisants mis en œuvre par l’artiste pour abolir l’ordre discursif au profit du visuel. D’autre part, Tzara et Picabia traduisent au même moment leur intérêt pour les jeux visuels dans de complexes élaborations typographiques où le rapport au sens est totalement dénié. Les conflits internes et les coups de semonce de Breton auront enfin raison de ces audacieuses recherches. 391 ne s’achève, dans sa dernière époque, que dans une désapprobation parodique du surréalisme et dans la nostalgie d’une auréole dadaïste déjà fanée. La revue se complaît alors dans l’absence d’une réflexion nouvelle concernant les tensions entre texte et image dans le premier numéro de cette nouvelle série. Cette carence n’est pas involontaire ; nous pensons qu’elle révèle, à un second degré d’analyse, un reproche de Picabia à l’égard du défaut d’innovations dans le domaine visuel chez les surréalistes.