Résumé : Suite à des observations cliniques minutieuses réalisées, en particulier, dans le service de Néphrologie de l’hôpital Érasme à Bruxelles, la néphrotoxicité et l’oncogénicité des acides aristolochiques contenus dans les plantes médicinales utilisées en médecine traditionnelle chinoise ont été démontrées. La néphrotoxicité se traduisait par une néphrite interstitielle fibrosante chronique conduisant à l’insuffisance rénale terminale. Ces constatations ont amené à développer, au laboratoire de Néphrologie Expérimentale de la Faculté de la Médecine de l’ULB, un modèle expérimental de la fibrose rénale interstitielle chez le rat, par l’injection sous-cutanée des acides aristolochiques. L’objet du présent travail est d’utiliser ce modèle pour caractériser l’atteinte tubulo-interstitielle et identifier les mécanismes qui vont de l’intoxication de la cellule tubulaire à la fibrose interstitielle chronique. Nous avons ainsi particulièrement étudié : la nécrose et l’apoptose des cellules épithéliales tubulaires, la transition épithélio-mésenchymale des cellules épithéliales tubulaires proximales, l’atrophie tubulaire, le rôle de l’infiltrat inflammatoire interstitiel et des cytokines pro-inflammatoires et pro-fibrosantes. L’introduction inscrira d’abord notre travail dans le cadre général de l’insuffisance rénale chronique et soulignera, dans ce domaine, l’importance du secteur tubulo-interstitiel, pour ensuite retracer l’histoire de la néphropathie aux acides aristolochiques. Nos matériels, méthodes et résultats sont fournis par des copies de trois publications. Ces résultats sont ensuite transversalement discutés, mécanisme par mécanisme. La discussion met l’accent sur l’apport spécifique de nos travaux concernant chacun des mécanismes étudiés. Nous terminerons par l’évocation de quelques perspectives que ce travail est susceptible d’ouvrir. RESUMÉLa néphropathie aux acides aristolochiques (NAA), initialement appelée néphropathie aux herbes chinoises, se caractérise par une progression rapide de l’insuffisance rénale chronique vers le stade terminal. Cette évolution a été attribuée aux lésions tubulo-interstitielles caractéristiques : fibrose interstitielle pauci-cellulaire et atrophie tubulaire sévères. Cependant, les mécanismes impliqués dans l’évolution péjorative de la NAA n’ont pas été élucidés. Divers paramètres biologiques et histologiques ont donc été explorés au cours de la NAA dans le modèle expérimental développé chez le rat Wistar mâle. Le protocole expérimental a consisté à administrer à deux groupes de rats Wistar mâles âgés de 4 semaines des injections sous-cutanées quotidiennes de 10 mg/kg d'AA (rats AA) ou d’un volume correspondant du solvant (témoins) pendant 35 jours. A l’opposé des témoins (structure et fonction rénales normales), une phase d’insuffisance rénale aiguë et transitoire, secondaire à une nécrose tubulaire a été démontrée chez les rats intoxiqués par les AA aux jours 4 et 5. Un infiltrat de cellules mononucléées a été observé dès le 3ème jour jusqu’au jour 35. A partir du jour 10, une atrophie tubulaire et une fibrose interstitielle progressive ont été objectivées. Chez les rats exposés aux AA, la perte du phénotype épithélial par les cellules épithéliales tubulaires proximales (CETP) (disparition de l’expression baso-latérale de la N-cadhérine) a été observée dès le jour 2, en parallèle à l’acquisition du phénotype mésenchymateux (expression de la vimentine). Aucune migration de CETP « dédifférenciées » vers l’interstitium n’a été objectivée malgré la rupture de la membrane basale tubulaire. L’accumulation de myofibroblastes, exprimant l’« alpha smooth muscle actin» était évidente au sein de l’épithélium tubulaire en dégénérescence et dans l’interstitium riche en collagène de type I et III autour des tubes atrophiques. L’apoptose de CETP (expression de la forme active de la caspase-3) était présente dès le jour 5. Au-delà du 10e jour, un défaut de la régénération de CETP a été démontré. Une augmentation significative de l’excrétion urinaire du « Monocyte Chemoattractant Protein-1 » et du « Transforming Growth Factor-β» (TGF-β) a été mesurée durant la phase chronique. Les amas de monocytes/macrophages (Mn/Mφ) et de lymphocytes T CD45RC+, CD3+, CD4+ et CD8+ étaient présents dans l’interstitium des stries médullaires et la partie externe de la médullaire externe (segment S3 des tubes proximaux). L’activation et la prolifération des Mn/Mφ ont été confirmées respectivement par double immunomarquage ED1/complexe majeur d’histocompatibilité de classe II et ED1/Ki-67. La cytotoxicité des cellules CD8+ a été d émontrée par des lésions de tubulite. Une sous-population de lymphocytes T CD8+CD103+a été retrouvée. L’expression du TGF-β et de la protéine nucléaire phosphorylée smad 2/3 était augmentée dans les cellules inflammatoires et les CETP. Ce travail démontre : 1) la présence d’une insuffisance rénale aiguë transitoire suite une nécrose tubulaire aiguë méconnue; 2) une induction précoce de la transition épithélio-mésenchymale, un échec de la régénération et une apoptose des CETP étant à l’origine de l’atrophie tubulaire; 3) une inflammation interstitielle précoce et persistante (Mn/Mφ activés, lymphocytes T cytotoxiques CD8+ et sous-population de lymphocytes T CD8+C103+); 4) l’implication du TGF-β dans la fibrogenèse par la voie de signalisation intracellulaire de smad 2/3.En conclusion, au cours de la NAA expérimentale, une intense réaction inflammatoire associée à une sécrétion de TGF-β et à une activation des fibroblastes résidents représentent les mécanismes-clés conduisant à une atrophie tubulaire définitive et à une fibrose interstitielle chronique à partir d’une intoxication tubulaire majeure. Ces observations offrent des perspectives thérapeutiques prometteuses pour la prévention de la fibrose rénale interstitielle et, par voie de conséquence, de la progression des maladies rénales chroniques.