Résumé : Cette thèse de nature interdisciplinaire a pour objet d’identifier, de décrire et d’analyser la diversité des interactions entre la littérature et les arts plastiques à travers l’œuvre et la figure de l’auteur belge francophone Maurice Maeterlinck (1862-1949).

Le propos présente une structure symétrique. Celle-ci va de l’impact de l’image sur l’écriture à l’impact des textes sur la création plastique. La référence littéraire à l’image constitue la première phase de l’enquête. Celle-ci aboutit à la référence plastique à la littérature en passant préalablement par les collaborations effectives entre l’auteur et les artistes sur le plan de la théâtralité et sur celui de l’édition illustrée.

Un dépouillement des archives conservées tant en Belgique qu’à l’étranger a permis d’inscrire la lecture des œuvres dans le cadre d’une trame factuelle précise et fondée en termes d’exactitude historique.

Première partie. De l’image au texte. Le musée imaginaire de Maurice Maeterlinck

C’est en se référant à Bruegel l’Ancien que Maeterlinck publie le Massacre des Innocents en 1885. Ce conte de jeunesse, stratégiquement signé « Mooris » Maeterlinck, se revendique clairement d’une origine flamande à connotation bruegelienne. Régulièrement réédité du vivant de l’auteur, il a contribué à fixer les traits de Maeterlinck en fils des peintres flamands. Pour les critiques d’époque, l’œuvre de Maeterlinck trouverait son originalité dans la peinture flamande dont elle est la fille. Campant Maeterlinck en auteur « germanique » par son origine flamande, certains spécialistes s’appuient encore sur ce postulat à caractère tainien. D’autres commentateurs ont pris le parti de ne pas prolonger ce point de vue, mais plutôt d’en interroger les causes profondes. C’est à Paul Aron que revient le mérite d’avoir fait apparaître, dans un article fondateur, le caractère stratégique de cette référence à la peinture flamande dans les lettres belges . Il convenait d’élargir au-delà du seul conte de 1886 l’enquête sur la réception maeterlinckienne de la peinture flamande. On s’aperçoit alors que le Massacre des Innocents est loin d’être le seul Bruegel l’Ancien que Maeterlinck comptait exploiter à des fins littéraires. On s’aperçoit également que le peintre de la Parabole des aveugles est loin d’être le seul peintre flamand auquel Maeterlinck se réfère. C’est pourquoi nous avons entrepris de définir précisément, et de façon exhaustive, les limites du champ maeterlinckien en matière de peinture ancienne. Pour ce faire, nous avons inventorié l’ensemble des occurrences plastiques clairement identifiables dans les archives (lettres et carnets), dans les textes publiés ainsi que dans les interviews. Ce travail de compilation a révélé en effet que la réception maeterlinckienne de la peinture dépasse largement le cadre de l’art flamand des XVe et XVIe siècles. Renaissance italienne, Préraphaélisme, Réalisme et Symbolisme sont les principaux mouvements picturaux qui composent les salles du musée imaginaire de Maeterlinck.

Deuxième partie. Texte et image I. Les décors de l’indicible. Maeterlinck et la scénographie

Cette expérience de l’image, Maeterlinck va la mettre à profit lorsque ses drames seront appelés à connaître l’épreuve de la scène. Car dès lors qu’elle est transposée du livre à l’espace de jeu, l’œuvre dramatique cesse d’être exclusivement littéraire. Elle est alors faite de lumière, de corps en mouvement, de matière… Il est pour le moins paradoxal que l’apparition de ce répertoire coïncide avec une méfiance vis à vis du spectacle de théâtre. Très vite Maeterlinck cherche à définir les modalités de la mise en scène. Au fil de quelques articles, il élabore une pensée théâtrale qui participe pleinement au débat ouvert sur la question dans les revues littéraires par des auteurs comme Stéphane Mallarmé, Albert Mockel, ou Pierre Quillard, pour ne citer que quelques noms. Le décor est un point central de ce débat qui consacre l’émergence de la fonction moderne accordée à l’aspect visuel d’un spectacle de théâtre. Ce n’est pas pour rien si la conception des décors est désormais confiée non plus à des décorateurs de métier, mais à des peintres. L’expression de « tableau vivant » dont use Maeterlinck pour qualifier la métamorphose du texte par la scène indique bien le lien qui se tisse, selon lui, entre image scénique et peinture. Certaines œuvres, notamment préraphaélites, servent d’ailleurs de source pour la conception de scènes, de décors et de costumes. Maeterlinck ne s’est pas privé de donner son opinion personnelle sur le travail de préparation de mises en scène, notamment dans les spectacles de Paul Fort, de Lugné-Poe et de Constantin Stanislavski.

Troisième partie. Texte et image II. Des cimaises en papier. Maeterlinck et l’édition illustrée

Il est significatif que le renouvellement de la théâtralité soit exactement contemporain d’une recherche sur le livre comme objet et sur la page comme support. On pourrait dire que la scénographie est à la scène ce que l’illustration est à la page. La critique maeterlinckienne ignore tout, ou à peu près, de la position prise par Maeterlinck à l’égard du support de la littérature. Il faut bien admettre que le poète des Serres chaudes n’a pas développé sur le livre illustré une pensée qui soit comparable à ce qu’il a fait pour le théâtre. De ce fait, le dépouillement des archives s’est avéré indispensable. Il a permis de mettre à jour la place prise par Maeterlinck dans l’élaboration de l’aspect plastique de l’édition de ses textes.

Sensible à ce qui, dans le langage, échappe à l’emprise de la parole au point de mettre en œuvre une dramaturgie fondée sur le silence, Maeterlinck s’est très tôt intéressé aux formes de communication non verbale en jeu au sein d’une production littéraire. Cet intérêt répond à une volonté d’émanciper l’écriture du logocentrisme de la culture française dont Maeterlinck a livré une critique radicale dans un carnet de note que l’historiographie a retenu sous le nom de Cahier bleu. L’homme de lettres s’est ainsi interrogé dès le milieu des années 1880 sur les effets de sens qui peuvent survenir de la part visuelle inhérente à l’édition d’un texte. L’émergence du symbolisme correspond ainsi à une redéfinition du support même de la littérature. Par l’encre qui lui donne corps et par la typographie qui trace les limites, le mot apparaît à Maeterlinck comme une forme dont la page-image magnifie la valeur plastique. Fort se s’être essayé, dans le secret des archives, à l’écriture d’une poésie visuelle enrichie par un réseau de lignes dont le tracé répondrait au contenu du texte, Maeterlinck va développer une esthétique de la couverture qu’il va appliquer dans le cadre de l’édition originale de ses premiers volumes. Dans ce contexte d’exaltation des données plastiques du livre, l’image va constituer un paramètre majeur. Résultant d’une collaboration étroite avec des illustrateurs qui sont d’abord peintre (Charles Doudelet, Auguste Donnay) ou sculpteur (George Minne), les éditions originales illustrées publiées par Maeterlinck apparaissent aujourd’hui comme des événements marquants dans l’histoire du livre en Belgique. Dépouillée des attributions descriptives qui avaient assimilé l’image au commentaire visuel redondant du texte, l’illustration est ici conçue à rebours des mots auxquels elle renvoie. Le tournant du siècle constitue une jonction dans le rapport de Maeterlinck à l’édition illustrée. Participant pleinement au phénomène d’internationalisation des lettres belges autour de 1900, Maeterlinck privilégie l’édition courante et réserve à la librairie de luxe et aux sociétés de bibliophiles le soin de rééditer dans des matériaux somptueux les versions illustrées de ses textes. Le Théâtre publié par Deman en 1902 avec des frontispices d’Auguste Donnay constitue la première expression de ce goût marqué pour les formes les plus raffinées du livre.

Quatrième partie. Du texte à l’image. La réception de l’œuvre de Maeterlinck dans les milieux artistiques

De telles interactions n’ont pu avoir lieu sans l’existence de facteurs externes de type socio-économique. Elles se déroulent en effet dans des lieux (les salons, par exemple) et des institutions (comme les maisons d’édition) mis sur pied par une société performante économiquement et qui, grâce à la dynamique culturelle d’une phalange d’intellectuels esthètes, peut désormais se donner les moyens nécessaires à l’affirmation de la Belgique comme scène active dans le courant d’émulation esthétique et intellectuelle qui traverse l’Europe de la fin du XIXe siècle. La critique s’est attachée au poète de Serres chaudes comme un homme sinon isolé dans une tour d’ivoire, à tout le moins retiré dans une campagne lointaine. Généralement présenté comme l’arpenteur des sommets de la mystique flamande, des mystères préraphaélites, des romantiques allemands et de Shakespeare, Maeterlinck aurait vécu en dehors des contingences de son temps. L’auteur a lui-même contribué à construire ce mythe de l’écrivain solitaire et du penseur reclus. Le dépouillement de ses archives montre à l’évidence qu’il faut nuancer cette lecture dépourvue de finesse. Cette réévaluation de la place de l’homme de lettres dans la société pose la question de la réception de l’œuvre, dans le cas qui nous occupe, par les milieux artistiques. La dernière partie de la thèse inverse donc la question posée dans la première. Si l’incidence de l’iconographie ancienne sur la production littéraire a fait l’objet de commentaires stimulants, inversement, l’analyse de l’impact de la littérature sur la création plastique demeure réduite à quelques cas célèbres comme les peintres Nabis ou Fernand Khnopff. Pour développer cette problématique, il s’est avéré indispensable d’aborder la visibilité de l’œuvre en fonction des réseaux fréquentés par l’homme de lettres. La quatrième et dernière partie tente de répondre à la question de savoir dans quelle mesure le réseau relationnel de Maeterlinck et les voies de diffusion empruntées par son œuvre ont induit ou pas la création plastique. De ce point de vue, la réception de Maeterlinck en Allemagne et en Autriche constitue un cas d’école. Etrangère à toute implication directe de l’auteur, la réception artistique de l’œuvre de Maeterlinck forme un corpus d’œuvres que nous avons étudié en le superposant à l’architecture interne de la bibliographie.

Projeté au devant de la scène par l’article fameux d’Octave Mirbeau, Maeterlinck rechigne les apparitions publiques. Si l’auteur est pleinement inscrit dans les lieux de sociabilité de la vie littéraire, il reste que l’homme fuit les interviews et délègue à l’image le soin d’assurer la visibilité de sa personne : les portraits de Maeterlinck se multiplient dans les revues au point de former un corpus significatif que la critique maeterlinckienne n’a jusqu’ici pas ou peu abordé. Conscient de l’impact stratégique de l’image qu’un écrivain donne de lui, Maeterlinck souscrit au rituel de la pose. S’il est difficile d’apporter des précisions sur la part prise par l’écrivain dans la composition des portraits, il n’en demeure pas moins que l’homme se met en scène à rebours d’une prise de vue instantanée. Face à l’objectif, il prépare méthodiquement la transformation de sa personne en image. A la césure du siècle, plusieurs pictorialistes américains (Holland Day, Coburn et Steichen) ont conçu des portraits de Maeterlinck. C’est par ce biais que l’auteur belge a été amené à rédiger un texte sur la photographie.

Destiné au numéro inaugural de la fameuse revue Camera Work animée par Alfred Stieglitz, ces pages soulignent le caractère esthétique dont les pictorialistes ont teinté la photographie. Pour Maeterlinck, la photographie relève du domaine de la création artistique puisqu’il n’est désormais plus tant question de fixer les apparences du réel que d’en livrer une image dominée par la pensée et le savoir-faire. Gagné par la foi recouvrée dans les forces de la nature typique de l’optimisme qui touche la littérature au début du XXe siècle, Maeterlinck souligne que l’acte photographique est lié à l’intervention des « forces naturelles qui remplissent la terre et le ciel ». Et l’homme de lettres de préciser : « Voilà bien des années que le soleil nous avait révélé qu’il pouvait reproduire les traits des êtres et des choses beaucoup plus vite que nos crayons et nos fusains. Mais il paraissait n’opérer que pour son propre compte et sa propre satisfaction. L’homme devait se borner à constater et à fixer le travail de la lumière impersonnelle et indifférente ». L’épiphanie des ombres que cultive la photographie pictorialiste passe par un dialogue avec la lumière dont Maeterlinck fait une composante centrale de son théâtre au point de l’incarner, dans L’Oiseau bleu qu’il publie en 1909, sous la forme d’un personnage clé opposé significativement à la figure de la Nuit.