Résumé : Contexte: La fragmentation des habitats induisant une diminution de leur surface, de leur connectivité et une augmentation de la zone de contact avec d’autres milieux constitue l’une des menaces majeures pour le maintien de la biodiversité. Les effets de la fragmentation ne doivent pas être confondus avec les perturbations transitoires liées à un morcellement de l’habitat par une déforestation récente. Les îlots forestiers du Chaco humide, situés sur des monticules légèrement surélevés par rapport à la savane environnante qui est régulièrement inondée et brûlée, constituent un système naturellement fragmenté propice à l’étude des effets de la fragmentation sensu stricto. Dans ces forêts subtropicales sèches, comme dans la plupart des écosystèmes terrestres, les fourmis constituent l’un des organismes les plus abondants.

Objectif: Le but principal de la thèse a été de déterminer, à trois échelles spatiales, les facteurs influençant la structure des assemblages de fourmis terricoles : (1) à l’échelle du microhabitat constitué par la litière de feuilles et la couverture végétale dominée par des broméliacées terrestres ; (2) à l’échelle du fragment forestier dont la surface, la forme et l’isolement est variable ; (3) à l’échelle du paysage, constitué de forêt et de savane, soumis à des feux périodiques, et au niveau duquel nous nous sommes intéressés aux effets de bord se produisant à l’interface entre les deux milieux.

Méthode: Le site d’étude est la forêt naturellement fragmentée du Parc national Rio Pilcomayo localisé dans le Chaco humide argentin. Onze fragments forestiers de taille (± 2.5ha, 25ha et 250ha), de forme et de degré d’isolation divers ont été échantillonnés ainsi que la savane environnante, récemment brûlée ou non. La diversité et la densité des fourmis a été quantifiée au moyen d’un protocole standardisé

(« protocole A.L.L. ») qui a été préalablement calibré pour en définir la représentativité. Ce protocole consiste en un transect de 200m le long duquel sont placés, à intervalles de 10m, des pièges à fosse et des quadrats délimitant 1m² de litière de feuilles. La faune vivant dans la litière est ensuite extraite au moyen d’un dispositif appelé Winkler. Le calibrage du protocole a été réalisé en suréchantillonnant 8

fois le transect (160 points d’échantillonnage au lieu de 20). Cet échantillonnage quasi exhaustif de 200m² a permis de comparer l’estimation du nombre d’espèces obtenue par le transect standardisé ALL avec sa valeur réelle et d’étudier la distribution des espèces à l’échelle du mètre. Les facteurs du microhabitat les plus susceptibles d’influencer la distribution des fourmis (quantité de litière et densité de broméliacées) ont été mesurés systématiquement le long des transects. Pour l’étude de la distribution des fourmis depuis le coeur d’un grand fragment jusque dans la savane, des transects de 500m ont été utilisés et ont permis de mesurer des effets de bords éventuels. Un total de 800 Winkler et 560 pièges à fosses ont été analysés lors de cette étude.

Résultats: Un transect standardisé A.L.L. permet d’obtenir, à partir de 20 échantillons et de méthodes analytiques adéquate, une estimation fiable de la richesse locale au sein de 200m² mais n’est pas toujours représentatif de la fréquence relative des espèces. Au total, 150 espèces de fourmis ont été récoltées dont 130 en forêt et 79 en savane (dont 59 espèces communes aux deux milieux). Au niveau du micro-habitat, on observe pour certaines espèces des pics périodiques d’abondance (maximum tous les 10m) correspondant vraisemblablement à l’emplacement des colonies qui s’espacent pour diminuer la compétition intraspécifique. Associé aux micrconvexités topographiques l’on observe également des pics de densité de broméliacées et de quantité de litière qui favorisent une grande densité d’espèces différentes de fourmis. À l’échelle de l’habitat, les îlots forestiers petits et isolés sont les moins riches, principalement en espèces typiquement forestières. Dans les larges fragments, les espèces typiquement forestières se distribuent indépendamment de la distance les séparant du bord. Quelques espèces typiques de savane pénètrent en bordure de forêt et provoquent une plus grande variabilité de la faune récoltée au sein des quadrats de litière situés à cet endroit. Cependant, aucun pic de diversité

correspondant à une zone de superposition d’espèces de bord et de centre n’a été observé au sein des fragments forestiers. Les feux de savane modifient la fréquence relative des espèces les plus communes mais n’affectent pas la richesse globale du milieu et ne pénètrent pas dans la forêt.

Conclusions: Le protocole standardisé ALL, utilisé couramment par de nombreuses équipes de

chercheurs à travers le monde, mais qui n’avait encore jamais été réellement calibré avant notre étude, apparaît comme une méthode minimale mais suffisante pour déterminer la richesse locale en fourmis d’une forêt du Chaco humide. Ce calibrage a permis, en outre, de mettre en évidence un taux important de renouvellement des espèces à l’échelle du mètre carré. Nos résultats soutiennent l’idée que la disponibilité en ressources favorables, plus que la compétition interspécifique, est un mécanisme majeur

structurant les assemblages de fourmis des litières. À l’échelle du micro-habitat, un grand nombre d’espèces de fourmis forestières coexistent dans les zones riches en matière organique associée à la présence de broméliacées qui apparaissent comme un facteur structurant majeur de la distribution des fourmis. Au niveau de la litière, les colonies de différentes espèces ont des aires de fourragement qui se

superposent tandis que les colonies de même espèce ont tendance à s’espacer limitant la compétition pour les mêmes ressources. Un effet de bord, lié à des modifications locales des conditions climatiques et de la structure de la végétation, ne se marque pas au niveau de la myrmécofaune dans ce type de milieu, ce qui explique que l’on n’observe pas le traditionnel pic de diversité au niveau de la zone de transition entre deux milieux. Du point de vue de la conservation des espèces, des fragments forestiers de 15ha, bien connectés, apparaissent comme des conditions minimum pour conserver l’ensemble des espèces de fourmis de l’assemblage.