Résumé : L'objectif de ce travail de thèse était de déterminer si l’expertise linguistique peut moduler les capacités d’apprentissage, et plus spécifiquement les capacités d’apprentissage statistique. Il a été démontré que l'utilisation régulière de deux langues par les personnes bilingues a un impact sur les capacités langagières mais également sur le fonctionnement cognitif de manière plus générale. Cependant, on ne sait que très peu concernant les effets du bilinguisme sur les capacités d'apprentissage. L’acquisition du langage repose en partie sur le traitement des régularités statistiques de la parole. Etant spécifiques à chaque langue, cette information doit être traitée en partant de zéro lors de l’apprentissage d’une nouvelle langue. Les personnes bilingues ont donc traité au moins deux fois plus d'information statistique que les personnes ne maîtrisant qu'une langue. Est-ce que le bilinguisme et l’expérience accrue de traitement statistique de la parole peuvent conférer un avantage en termes de capacités d’apprentissage de régularités ? Nous avons analysé cette question à trois niveaux: la disponibilité des connaissances acquises à la conscience, le décours temporel du traitement statistique et la nature des représentations formées lors de l'apprentissage statistique. Explorer comment l'expertise linguistique module l'apprentissage statistique contribuera à une meilleure compréhension des conséquences cognitives du bilinguisme, mais pourrait également fournir des indices concernant le lien entre l'apprentissage statistique et le langage.

Dans un premier temps, la question de la disponibilité des connaissances acquises à la conscience a été traitée (Etude 1 et 2). L'étude 1 présente une adaptation d’une méthode largement utilisée dans le domaine de l’apprentissage implicite pour rendre compte du caractère conscient ou inconscient des connaissances acquises lors d’un apprentissage, la procédure de dissociation des processus (Jacoby, 1991). Nous avons adapté cette méthode à une situation de traitement des probabilités transitionnelles entre des syllabes afin de déterminer si les représentations acquises suite à l’exposition à un langage artificiel sont disponibles à la conscience. Nous nous sommes ensuite intéressés à la question de savoir comment le caractère conscient des connaissances acquises peut être modulé par l’expertise linguistique. Les résultats suggèrent que bien que les sujets apprennent de manière semblable, les connaissances acquises semblent être moins disponibles à la conscience chez les sujets bilingues.

Dans un deuxième temps nous nous sommes intéressés au décours temporel de l’apprentissage statistique (Etude 3 et 4). L'étude 3 présente une adaptation de la Click location task (Fodor & Bever, 1965) comme mesure online du traitement des probabilités transitionnelles lors de la segmentation de la parole. Nous nous sommes ensuite intéressés à comment le traitement des régularités du langage pouvait être modulé par l’expertise linguistique (Etude 4) et les résultats suggèrent que les deux groupes ne diffèrent pas en termes de décours temporel du traitement statistique.

Dans un troisième temps, nous avons posé la question de ce qui est appris dans une situation d’apprentissage statistique. Est-ce que le produit de cet apprentissage correspond à des fragments d’information, des « candidats mots » ? Ou est-ce que, au contraire, l’apprentissage résulte en une sensibilité aux probabilités de transition entre les éléments ? L’Etude 5 propose une méthode pour déterminer la nature des représentations formées lors de l’apprentissage statistique. Le but de cette étude était d’opposer deux modèles d’apprentissage de régularités statistiques afin de déterminer lequel rend mieux compte des résultats observés lors d’une situation d’apprentissage statistique. Dans l’étude 6, nous nous sommes intéressés à l’influence de l’expertise linguistique sur la nature des représentations formées. Les résultats suggèrent que les sujets bilingues forment des représentations plus fidèles à la réalité du matériel, comparé aux monolingues.

Enfin l'étude 7 avait pour but d'explorer une situation d'apprentissage statistique plus complexe, à savoir l'apprentissage d'une grammaire artificielle. La comparaison entre des sujets monolingues et bilingues suggère que les sujets ne diffèrent pas en termes de décours temporel de l'apprentissage. Par contre, les sujets bilingues semblent former de meilleures représentations du matériel présenté et posséder des connaissances non disponibles à la conscience, alors que les monolingues se basent sur des connaissances conscientes pour effectuer la tâche.

Ainsi, les études présentées dans ce travail suggèrent que l'expertise linguistique ne module pas la vitesse de traitement de l'information statistique. Par contre, dans certaines situations, le fait d'être bilingue pourrait constituer un avantage en termes d'acquisition de connaissances sur base d'un traitement statistique et aurait également un impact sur la disponibilité des connaissances à la conscience. / The aim of this thesis was to determine whether linguistic expertise can modulate learning abilities, and more specifically statistical learning abilities. The regular use of two languages by bilingual individuals has been shown to have a broad impact on language and cognitive functioning. However, little is known about the effect of bilingualism on learning abilities. Language acquisition is a complex process that depends substantially on the processing of statistical regularities contained in speech. Because statistical information is language-specific, this information must be learned from scratch when one learns a new language. Unlike monolinguals, individuals who know more than one language, such as bilinguals or multilinguals, therefore face the challenge of having to master more than one set of statistical contingencies. Does bilingualism and increased experience with statistical processing of speech confer an advantage in terms of learning abilities? In this thesis, we address these questions at three different levels. We compared monolinguals and bilinguals in terms of (1) the nature of the representations formed during learning, (2) the time course of statistical processing, and (3) the availability of statistical knowledge to consciousness. Exploring how linguistic expertise modulates statistical learning will contribute to a better understanding of the cognitive consequences of bilingualism, but could also provide clues regarding the link between statistical learning and language.

First, the present work aimed to determine whether knowledge acquired based on statistical regularities is amenable to conscious control (Study 1 and 2). Study 1 presents an adaptation of the Process Dissociation Procedure (PDP, Jacoby, 1991), a widely used method in the field of implicit learning to account for the conscious nature of knowledge acquired during a learning situation. We adapted this method to a statistical learning paradigm in which participants had to extract artificial words from a continuous speech stream. In Study 2, we used the PDP to explore the extent to which conscious access to the acquired knowledge is modulated by linguistic expertise. Our results suggest that although monolinguals and bilinguals learned the words similarly, knowledge seems to be less available to consciousness for bilingual participants.

Second, in Studies 3 & 4, we investigated the time course of statistical learning. Study 3 introduces a novel online measure of transitional probabilities processing during speech segmentation, — an adaptation of the Click Localizaton Task (Fodor & Bever, 1965) as. In Study 4, explored whether processing of statistical regularities of speech could be modulated by linguistic expertise. The results suggest that the two groups did not differ in terms of time course of statistical processing.

Third, we aimed at exploring what is learned in a statistical learning situation. Two different kinds of mechanisms may account for performance. Participants may either parse the material into smaller chunks that correspond to the words of the artificial language, or they may become progressively sensitive to the actual values of the transitional probabilities between syllables. Study 5 proposes a method to determine the nature of the representations formed during learning. The purpose of this study was to compare two models of statistical learning (PARSER vs. SRN) in order to determine which better reflects the representations formed as a result of statistical learning. In study 6, we investigated the influence of linguistic expertise on the nature of the representations formed. The results suggests that bilinguals tend to form representations of the learned sequences that are more faithful to the reality of the material, compared to monolinguals.

Finally, Study 7 investigates how linguistic expertise influences a more complex statistical learning situation, namely artificial grammar learning. Comparison between monolingual and bilingual subjects suggests that subjects did not differ in terms of the time course of learning. However, bilinguals outperformed monolinguals in learning the grammar and seem to possess both conscious and unconscious knowledge, whereas monolinguals’ performance was only based on conscious knowledge.

To sum up, the studies presented in the present work suggest that linguistic expertise does not modulate the speed of processing of statistical information. However, bilinguals seem have make better use of the learned regularities and outperformed monolinguals in some specific situations. Moreover, linguistic expertise also seems to have an impact on the availability of knowledge to consciousness.