Résumé : Cette thèse présente les résultats d’une enquête sociologique sur la condition actuelle des artistes en arts visuels et plastiques, réalisée au Québec et en Belgique francophone. Il s’agit d’une étude comparative concernant les mondes de l’art dans lesquels évoluent ces artistes, mais également d’une recherche sur les représentations qu’ils entretiennent à l’égard de leur propre identité d’artiste, de leur rôle et de leur statut social aujourd’hui. Quels sont les enjeux d’une carrière artistique en 2013? En quoi consistent les épreuves et les balises, les facteurs de persistance ou d’abandon d’un tel parcours? Comment choisit-on de devenir artiste au tournant du XXIe siècle, ou de le demeurer? Quelles motivations orientent un tel choix? De quelles manières cette pratique professionnelle s’inscrit-elle dans l’univers contemporain du travail, de la production de biens ou de la culture mondialisée?

Trois objectifs principaux ont dirigé la recherche. En premier lieu, la thèse expose, au moyen des données disponibles dans chaque pays concerné (statistiques, législations, études diverses), les contextes sociaux, économiques et institutionnels dans lesquels évoluent les artistes en arts visuels. En second lieu, elle explore les différentes dimensions de la création plastique en tant que pratique concrète, à partir d’une trentaine d’entretiens compréhensifs menés auprès d’artistes de toutes disciplines et générations, au Québec et en Belgique francophone entre 2008 et 2012. L’enquête interroge les parcours professionnels et personnels afin de savoir selon quelles modalités s’organise le travail artistique aujourd’hui et quelles sont les spécificités contemporaines de ces métiers séculaires. En troisième lieu, cette enquête met en lumière, par le biais de l’analyse des récits recueillis, les univers de représentations et de valeurs qui guident les artistes dans leurs choix quotidiens. Se trouvent identifiés et analysés les critères justifiant leurs choix et leurs actions, leurs référents éthiques ainsi que le sens qu’ils accordent à leurs pratiques de création et, plus généralement, au phénomène de l’art dans la société.

Ce troisième objectif de la recherche permet d’ouvrir la question de l’ethos. En tant que concept heuristique ayant permis d’approcher, dans le cadre de cette enquête, la dimension des raisons d’agir, la notion d’ethos évoque le moment d’incarnation, dans la pratique concrète des individus, de l’ensemble des valeurs et idéaux qui les habitent. Ainsi, sur le plan conceptuel, cette thèse élabore une définition synthétique de la notion d’ethos à partir des multiples sens qui lui ont été accordés dans l’histoire des idées, depuis la Rhétorique d’Aristote jusqu’aux études actuelles en analyse du discours et en sociologie du travail, en passant par ses usages spécifiques chez Max Weber et Pierre Bourdieu.

Cette recherche se fonde sur une connaissance approfondie des études contemporaines et plus anciennes sur les artistes, leurs pratiques et leur statut, réel ou mythique. Néanmoins, dans la perspective méthodologique de la théorie ancrée, elle cherche à renouveler ces connaissances à partir d’une enquête de terrain, en portant une attention particulière aux catégories endogènes à travers lesquelles les artistes interprètent eux-mêmes leur réalité. La parole vive des personnes interviewées fut la source principale à partir de laquelle s’est accomplie l’étude de l’ethos artiste contemporain. C’est dans une approche d’inspiration pragmatiste, qui « prend au sérieux » les acteurs (selon l’expression de Luc Boltanski), qu’ont été menées les entrevues et les analyses de celles-ci. L’enquête révèle ainsi que les artistes d’aujourd’hui parviennent à négocier un espace de cohérence, dans leur vie professionnelle et personnelle, entre d’une part, leurs idéaux concernant l’art et l’authenticité de la pratique artistique, et d’autre part, les contraintes inhérentes à la réalité des mondes de l’art, de l’emploi et du capitalisme post-industriel. Dans une approche inductive, les différentes composantes de cette négociation se dégagent de l’analyse des entretiens, et permettent d’élaborer une sociologie du travail artistique qui tient compte de la dimension réflexive, épistémique, agissant au cœur des pratiques de création plastique.

Compte tenu des conditions économiques souvent difficiles de la pratique artistique, révélées par toutes les enquêtes sur le sujet, l’investissement personnel des artistes, en ressources de diverses natures, semble la condition essentielle à l’existence d’une production artistique, quelle qu’elle soit. Dans cette perspective, il demeure pertinent d’interroger la spécificité du statut et de la condition de l’artiste, particulièrement sous l’éclairage de l’ethos.