Résumé : Vers la fin du XVe siècle, de petits groupes de guerriers, vraisemblablement issus du Ghana actuel, se sont établis au cœur de la Boucle du fleuve Niger, dans la partie centrale du Burkina Faso contemporain. Maîtrisant l’art équestre, et porteurs d’une forte culture politique, ils y ont formé des chefferies puis des royaumes relativement centralisés avec, à leur tête, les « naaba » dont les Mossi disent qu’ils ont « mangé le pouvoir ». Dans une relation étroite et souvent complémentaire avec les « autochtones », ils ont donné naissance à un espace culturel et politique dénommé le « Moogo » ou le « Monde ». Au fil des siècles, ces unités politiques sont devenues plus complexes et se sont dotées d’institutions que nous n’hésitons pas à qualifier d’États royaux. Ainsi, nous défendons la thèse de l’existence d’institutions étatiques dans cette région bien avant les conquêtes coloniales de la fin du XIXe siècle, remettant ainsi en cause la théorie de l’ « extranéité génétique » de l’État en Afrique. A partir de 1895, le déferlement des colonnes militaires françaises dans la région n’a pas davantage marqué l’interruption brutale de la trajectoire historique de ces États royaux ; il en a cependant modifié le cours et les contours. Car les naaba ont été des acteurs à part entière du moment colonial, et ont largement contribué à l’émergence d’un gouvernement colonial hybride pour ne pas dire métisse. Celui-ci, dont la formation a été hautement contingente, n’en a pas moins été marqué par des dynamiques de longue durée, prenant la forme d’une sorte de force inertielle acquise par plusieurs siècles d’institutionnalisation du pouvoir royal au sein de la société mossi, et finalement l’insertion des appareils de Cour au cœur de la gouvernance coloniale à l’échelle du territoire de la Haute-Volta (actuel Burkina). A partir des années 1950, le gouvernement de la colonie passait progressivement entre les mains des élites africaines. Celles-ci recevaient la lourde tâche de bâtir l’État et la nation « en famille ». Dans l’ivresse de l’indépendance, acquise en 1960, l’espace des possibles semblait très ouvert, mais pas assez pour que toutes les expériences politiques soient désirées et tentées. En effet, du point de vue de la classe politique au pouvoir, la coexistence de « vieilles » royautés mossi avec un jeune régime républicain dont elles tiraient leur (fragile) légitimité apparaissait moins comme la manifestation d’un État à l’historicité propre, que comme une anomalie de l’Histoire ou un encombrant legs colonial. Ainsi, dans les années 1980, le régime révolutionnaire du capitaine Thomas Sankara a-t-il tenté – sans succès – de conduire une lutte sans merci contre les « forces rétrogrades » prétendument incarnées par les « féodaux ». Avec l’avènement à la tête de l’État de Blaise Compaoré, un président sans cesse réélu depuis 1991, s’est ouverte une ère de réchauffement ostensible dans les relations liant les naaba, ou du moins une grande partie d’entre eux, au gouvernement. Les premiers contribuent largement à légitimer un pouvoir irrémédiablement entaché par l’assassinat du capitaine Sankara et exercé de façon modérément démocratique. En retour, le second aménage pour ces « chefs » un espace politique informel, non reconnu par la constitution, mais qui lui permet d’orienter les votes des sujets mossi, majoritaires au Burkina, en sa faveur. Combien de temps encore les naaba pourront-ils parcourir, sans chuter, cette étroite ligne de crête entre une posture de sages dépositaires d’une moralité et d’un désintéressement présumés ancestraux, et une participation à la vie politique partisane dans un contexte d’opposition croissante de la rue face au pouvoir en place ? Voici une difficile équation qui conditionne de façon cruciale la vie politique contemporaine du Burkina, et dont les enjeux ne peuvent être compris que par le détour de l’histoire.